Chapitre 1

Ewen vaporise du désinfectant sur le siège et en essuie minutieusement chaque recoin jusqu’à ce qu’il soit certain qu’il n’y reste plus aucun germe, plus aucune trace de sang. Pour faire bonne mesure, il recommence et frotte encore une fois l’ensemble des surfaces. Il vient tout juste de tatouer la cheville de sa cousine et il y a eu des saignements, il faut maintenant que tout soit propre pour le prochain client qui s’installera dans le confortable fauteuil, même s’il sera recouvert d’un plastique protecteur comme à chaque utilisation.

Dans sa tête, il se refait le film de ce tatouage, en essayant d’analyser ses gestes. Est-ce qu’il a tendu correctement la peau, est-ce qu’il inclinait son aiguille de la bonne façon ? Le dessin était simple : Nessa lui a demandé un cœur et une vague stylisés. Il pense avoir bien géré, les traits semblaient sûrs et nets, mais il a tendance à toujours se remettre en question, désireux de devenir un excellent artiste tatoueur. Et puis il sait maintenant que les motifs les plus épurés ne sont pas les plus évidents à réussir, car on y détecte bien plus facilement le moindre tremblement. Sans ombrages pour dissimuler les petites erreurs, chaque point de travers se voit comme le nez au milieu de la figure. C’est aussi très courant d’enfoncer l’aiguille trop loin dans le derme et de faire fuser l’encre qui formera une tache inesthétique sous la peau. Mais d’après lui, le tatouage de Nessa est plutôt abouti et il est content de son travail. Quant à sa cousine, elle l’a remercié chaleureusement, il suppose donc qu’elle était satisfaite.

Quelques minutes après avoir raccompagné une Nessa ravie à la porte du Black Ink Tattoo Shop, Nils Gunthar rejoint Ewen dans le box que ce dernier finit de récurer. Il l’observe quelques instants avant de se manifester auprès de lui. Âgé de vingt ans tout juste, Ewen Lambert a commencé son apprentissage de tatoueur tout de suite après l’obtention de son bac. Dès le lendemain de la publication des résultats de l’examen, il s’est présenté au shop en tenant sous le bras un épais carnet à dessin. Nils, Sam et Adam, les artistes résidents, ont accepté de consulter le book de ce jeune homme un peu exalté, aux yeux gris étincelants d’espoir et à l’attitude étonnamment humble.

Ils ne laissent pas n’importe qui soumettre des dessins. Leur planning est plein des mois à l’avance. Si quelqu’un arrive au shop en pérorant sur son talent ou en se présentant comme le futur tatoueur à succès, ils ne s’intéressent même pas au contenu de son book. Pour eux, il est extrêmement important d’être prêt à se remettre en question et à accepter de passer beaucoup de temps à apprendre. Et Ewen ne demandait que ça : qu’ils veuillent bien regarder ses dessins et qu’ils lui donnent quelques conseils pour s’améliorer. Rien de plus.

Mais quand ils ont ouvert le carnet et commencé à le feuilleter, ils se sont regardés en hochant la tête, se comprenant immédiatement.

Ewen était génial.

Il possédait une vraie patte artistique, mais ses différents sujets prouvaient qu’il était tout à fait capable de représenter n’importe quoi. Dans son book, des portraits côtoyaient des natures mortes, des croquis façon planches anatomiques, des motifs traditionnels, des fleurs. Ils n’avaient pratiquement jamais vu quelqu’un d’aussi brillant. Il était évident qu’Ewen avait déjà énormément travaillé le dessin, mais qu’il était en outre doué d’un rare talent naturel.

Alors, au lieu de repartir avec des recommandations pour s’améliorer, le jeune homme s’est vu proposer un véritable apprentissage au sein du Black Ink Tattoo Shop, le salon le plus réputé de la ville, et Nils l’a pris sous son aile pour lui enseigner la façon de composer ses œuvres en vue de transposer les motifs sur les courbes et les reliefs d’un corps humain. Après plusieurs semaines de dessins quotidiens, Ewen a pu commencer à tatouer des fruits et de la peau synthétique, puis au bout de longs mois supplémentaires, Nils l’a guidé pour son premier autotatouage, sur sa propre cuisse. Les yeux brillants de joie, le jeune homme a tracé un scarabée sur la chair au-dessus de son genou, un énorme sourire vissé sur son visage.

Nils finit par entrer dans le box, espérant revoir le même sourire sur le visage de son apprenti quand il lui annoncerait la grande nouvelle.

Chapitre 2

— Ewen, bonhomme, j’ai un truc à te dire, fait Nils en refermant la porte derrière lui.

Le jeune homme lève les yeux vers son mentor. Celui-ci l’impressionne toujours autant, bien qu’il le connaisse maintenant depuis plus de dix-huit mois. Sa haute taille, la largeur de ses épaules et les muscles de ses bras lui ont tout de suite fait penser à un Viking. Quand l’équipe du Black Ink lui a proposé un apprentissage, il a croisé les doigts pour que ce soit lui qui lui explique le métier. Il était fan de son travail qu’il suivait assidûment sur les réseaux sociaux. Mais même si le physique de rugbyman de Nils peut intimider, Ewen sait désormais que le tatoueur est un homme sympa et qu’il est très facile de lui parler. Il s’y est attaché comme à un grand frère. Après tout, ils n’ont que quelques années d’écart.

Ewen se redresse et jette ses chiffons à la poubelle. Il a terminé son ménage et le box sent le désinfectant et le propre. Attentif, il frotte ses mains au gel hydroalcoolique tout en levant les yeux vers Nils.

— Tu as tatoué un sacré paquet d’oranges et de pamplemousses et aucun ne s’est jamais plaint, commence Nils en souriant gentiment.

Ewen rit. Effectivement, il a eu son compte de fruits et espère ne plus jamais avoir à en passer par là. Tatouer de la vraie peau, c’est quand même plus sympa, même si c’est terriblement technique, beaucoup plus que ce qu’il s’imaginait.

— Tes cobayes ne se plaignent pas non plus quand ils quittent le shop, continue le tatoueur. Si je compte bien, avec ta cousine, tu as tatoué ton père, ta mère, ton cousin, douze potes de ton ancien lycée plusieurs fois chacun, et toute l’équipe du Black Ink, c’est ça ? Le compte est bon ?

L’apprenti tatoueur hoche la tête en se demandant où mène cette conversation. Est-ce que l’un de ses cobayes a quelque chose à reprocher à sa technique ? Il attend un peu anxieusement que Nils poursuive, mais il parvient à rester calme en apparence. Il est très fort pour dissimuler ses émotions même si, à l’intérieur, ça lui arrive de paniquer complètement au moment le moins opportun. Il travaille sur ça depuis toujours. Après tout, plus jeune, il devait se montrer courageux pour deux, son meilleur ami avait besoin de sa protection et il ne pouvait pas se permettre de laisser transparaître la moindre faiblesse.

Mais bref. Nils déplace une boîte de fournitures sur le plan de travail, faisant durer le suspense.

— En tant que maître d’apprentissage, je pense qu’il faut que je te dise un truc.

Ewen se crispe. Il en est sûr. Il va se prendre une critique. Non qu’il ait du mal à encaisser une critique constructive quand elle est indispensable. Il est plus que conscient que chacun peut toujours s’améliorer, et que personne n’est jamais assez doué pour qu’on n’ait plus rien à lui reprocher. Il peut entendre les remarques au sujet de son art, ce n’est pas un problème, il est déterminé à travailler aussi dur que nécessaire pour faire de sa passion un métier, pour se bâtir une carrière à succès. Pas pour la gloire. Il s’en fiche. Mais pour la satisfaction de savoir qu’il est fiable et performant, qu’il réalise du bon boulot et que ses clients sont contents.

Enfin des clients, il va devoir attendre encore un peu avant d’en avoir, pour le moment il ne tatoue que des potes ou la famille, et c’est déjà énorme. Jamais il n’aurait imaginé que sa mère accepterait de se faire tatouer, surtout après la crise qu’elle lui a faite quand il a annoncé qu’il ne poursuivrait pas de longues études à l’université, mais qu’il partait en apprentissage dans un salon de tatouage.

Son père aussi s’est fâché ce jour-là, et pendant un moment Ewen a cru que ses parents allaient le mettre à la porte. Mais il aurait dû savoir qu’ils finiraient par accepter ses choix, ils le faisaient toujours, même s’il fallait crier un peu et s’énerver avant. Il a de la chance, il en est conscient.

— C’est important, Ewen, reprend Nils d’un air grave. Je tiens à ce que tu m’écoutes attentivement.

Chapitre 3

Nils ricane intérieurement. Il ne devrait pas taquiner le gamin, mais il ne peut pas s’en empêcher. Ewen fait de son mieux pour rester stoïque, il le voit. C’est vraiment un chouette jeune homme. Nils sait la rareté de ce type de personnalité. C’est quelqu’un qui ne cherche pas à briller à tout prix. Qui n’essaie pas d’écraser les autres pour se hisser au-dessus du lot. Il fait preuve de gentillesse sans avoir peur de paraître mièvre, il est respectueux, aimable et humble. Pourtant, son niveau en dessin lui permettrait d’en mettre plein la vue, mais ce n’est pas devenu un frimeur pour autant. Pour Nils, c’est à ça qu’on reconnait un passionné. Le dessin, et maintenant l’art du tatouage, c’est toute sa vie. Il est confiant, il sent que son protégé aura un jour le succès qu’il mérite.

— Je pense qu’il est temps que tu tatoues un vrai client, annonce-t-il enfin, prenant pitié du jeune homme qu’il devine de plus en plus stressé.

Ewen se redresse sur son tabouret, ouvrant grand ses yeux gris clair si particuliers, sa bouche formant un o de surprise.

— Sérieux, Nils ? s’exclame-t-il. Tu penses que je suis prêt ?

Nils s’installe sur le tabouret voisin.

— Tu l’es depuis un moment, je pense. Tu es doué, et tu assimiles vite et bien, en écoutant les conseils qu’on te donne sans râler. Il est temps de passer à tes premiers clients payants, même si tu restes évidemment encore apprenti. Je serai là pour superviser tant que ce sera nécessaire, mais à mon avis, tu ne risques pas de foirer un projet. Tu es trop appliqué pour ça.

Le teint d’Ewen rosit de joie et il passe les mains dans les ondulations dorées de ses cheveux pour les repousser derrière ses oreilles. Son sourire fait plaisir à voir.

— Un jeune de ton âge a pris rendez-vous pour un tatouage sur son torse, explique ensuite Nils, repassant aux choses concrètes. Il sera là demain matin à l’ouverture, ne sois pas en retard.

C’est une recommandation inutile. Ewen arrive toujours avant l’ouverture et ne repart que quand tous les autres s’en vont aussi. S’il pouvait dormir sur place, c’est avec plaisir qu’il camperait au bureau, la grande pièce du fond dans laquelle sont disposés les consoles à dessin, la table autour de laquelle ils se réunissent régulièrement pour partager une pizza, et des canapés qui leur servent à se reposer un peu entre deux sessions. Il ne manquerait de rien, puisqu’à côté du bureau se trouve une kitchenette équipée de tout le nécessaire.

Quand il a entamé son apprentissage, il passait ses journées penché sur l’une des consoles. Le plateau incliné rétroéclairé lui permettait de décalquer ses motifs pour les améliorer, et il y avait énormément de matériel disponible : crayons aux mines dures ou grasses, feutres fins et épais, marqueurs, aquarelles, crayons de couleur, encre de Chine… Il noircissait des quantités astronomiques de ramettes de papier, recommençant chaque dessin autant de fois que nécessaire jusqu’à ce que Nils le complimente. Petit à petit, Ewen a osé emporter son bloc et quelques crayons pour s’installer sur les confortables canapés verts de l’entrée du shop, devant les vitrines donnant sur la rue. Il aimait dessiner au milieu des clients venus consulter les portfolios, surprendre les conversations des curieux entrés juste pour voir. Il était fan de Sofia, la body pierceuse qui gérait aussi le standard, une jeune femme haute comme trois pommes aux boucles roses et au caractère bien trempé, et de Nova, splendide dans sa différence et douée d’un talent incroyable pour le dessin.

Puis il a obtenu l’autorisation de pénétrer dans les box. Il a passé un moment avec chacun des tatoueurs, pour observer leur façon de travailler, avant que Nils ne l’installe pour de bon dans son propre box, avec la consigne d’étudier attentivement tous ses gestes. Il a passé ensuite sa formation d’hygiène et de salubrité, obligatoire pour tout tatoueur, puis Nils lui a appris à régler une machine et il a pu se faire la main sur ses premiers fruits. Quelle émotion quand il a réussi son premier dessin sur peau de pamplemousse ! Il a bien essayé de n’en rien laisser paraître, mais Nils a deviné — et apprécié — que son poulain se montre aussi enjoué.

— Ce sera un tatouage un peu technique, le client m’a dit qu’il avait une cicatrice à contourner, ajoute Nils, tirant Ewen de ses pensées. Mais je serai là et je t’expliquerai tout. Tu es partant ?

Le sourire d’Ewen parle pour lui, mais il répond tout de même à son mentor :

— Tu parles que je suis partant, Nils, j’ai l’impression d’avoir attendu ça toute ma vie. Merci de me laisser ma chance. Vraiment.

Chapitre 4

Comme souvent, Ewen arrive très tôt. Il vient en bus depuis le quartier où il vit toujours avec ses parents et quand le shop n’est pas encore ouvert au moment où il en descend, il va jusqu’au café le plus proche où il s’achète une boisson chaude à emporter et une viennoiserie. Il en apporte parfois à toute l’équipe pour le petit déjeuner, mais aujourd’hui il se contente de sa dose de caféine, l’estomac trop noué pour avaler quelque chose de solide.

Même si le tatouage en lui-même n’aura pas lieu tout de suite, il va tout de même rencontrer son tout premier client officiel ce matin, et ce n’est pas rien. C’est comme une consécration. Un baptême. Un rite de passage. Il rit de lui-même en quittant le café, son gobelet à la main. Son habitude d’en faire des caisses lui donne souvent l’air un peu exalté, il le sait, et il travaille à essayer de ne pas trop se laisser aller en public, conscient que les gens trouvent ça bizarre.

Sans le faire exprès, il cogne quelqu’un de l’épaule, renversant un peu de liquide sur les pavés devant la porte du magasin.

— Merde, pardon, s’excuse-t-il en s’écartant vivement. Je ne vous avais pas vue…

C’est une fille, une jolie fille aux longues boucles chocolat et aux yeux noisette. Ewen rougit un peu. Il a beau fait semblant d’être courageux et fort durant son enfance, il n’a jamais vraiment pu parler à une fille sans trembler intérieurement. Elle sourit et secoue la tête, ses boucles rebondissant élégamment sur ses épaules.

— C’est pas grave, t’inquiète pas, tu ne m’as rien renversé dessus.

— Tant mieux, tant mieux, bafouille Ewen, sans trouver quoi ajouter.

Un silence un peu gênant s’étire sans qu’aucun des deux ne se décide à bouger.

— Je m’appelle Emilie, dit soudain la jeune fille en avançant une petite main fine.

Rougissant de plus belle, Ewen fait passer son gobelet de café dans sa main gauche avant de serrer celle que lui tend la petite brune.

— Ewen, indique-t-il.

C’est un peu bizarre, et Ewen ne sait pas s’il doit s’en aller, proposer à Emilie de lui offrir un café, ou autre chose. Il se tient simplement debout sans bouger, en se maudissant intérieurement de se montrer aussi maladroit.

— Tu viens souvent acheter du café ici ?

Visiblement, Emilie souhaite continuer à faire connaissance, malgré l’attitude d’Ewen. Ou bien peut-être grâce à ça ? Ce n’est pas si souvent qu’elle croise un jeune homme aussi mignon qui sache se tenir. Elle a plutôt l’habitude des gros lourds qui n’hésitent pas à lui faire du rentre-dedans et qui essaient de lui soutirer son numéro de téléphone au bout de quelques secondes de conversation. Malgré son visage de mannequin, ses cheveux de surfeur californien et ses yeux étincelants, celui-ci a les joues rouges comme si elle l’intimidait.

C’est si rafraîchissant qu’elle a envie de continuer à discuter avec lui.

— Tous les matins ou presque, avant d’aller au boulot, répond Ewen qui semble reprendre ses esprits.

Il avale une gorgée de son café, puis tripote le col de sa veste à carreaux gris. Sur un autre, ça ferait sans doute papy, mais elle s’accorde bien avec son jean sombre et ses boots. Son écharpe anthracite fait ressortir les cheveux un peu longs qui s’agitent autour de son visage sous le petit vent frais de ce matin de décembre. Emilie, charmée, lui sourit largement. Pour une fois, ça ne la dérangerait pas de donner son numéro de téléphone, mais il ne le lui demande pas.

— Tu travailles dans le coin ?

Ewen hoche la tête.

— Au Black Ink, juste là-bas, fait-il avec un geste du menton vers le bâtiment de brique qui abrite le shop, à une trentaine de mètres de là.

— Tu es tatoueur ?

Les yeux d’Emilie s’illuminent. C’est un artiste ! Son âme romantique s’enflamme déjà, mais Ewen secoue la tête en souriant doucement.

— Pas encore, je suis en apprentissage. Merde, d’ailleurs il faut que j’y aille, j’ai un rendez-vous avec un client ce matin, je ne peux pas me permettre d’arriver en retard, fait-il soudain. Excuse-moi, je dois partir…

Il ignore comment lui demander son numéro avant de s’en aller. Elle est belle, vraiment, plus jolie que toutes les jeunes femmes qu’il connaît, mais il n’a plus le temps de réfléchir, il refuse d’arriver en retard aujourd’hui, c’est trop important pour lui. Et puis il se dit qu’elle ne voudra peut-être pas le lui donner, de toute façon. Il n’a jamais été trop à l’aise avec les filles. Il a attendu d’avoir dix-sept ans pour perdre sa virginité avec sa petite amie du moment, qui insistait depuis plusieurs semaines pour passer à l’acte. Il en garde un souvenir mitigé, et vu qu’elle l’a largué quelques jours plus tard, il suppose qu’il ne s’est sans doute pas montré à la hauteur. Il a eu deux autres copines ensuite, des filles de sa classe, avec lesquelles il a eu l’impression d’être un peu plus performant. Mais par rapport à ses amis, son palmarès amoureux reste pauvre. Il n’en souffre pas spécialement, tout entier dévoué à son art. Mais à présent, devant le visage avenant et le joli sourire d’Emilie, il se dit qu’il a peut-être loupé un truc dans son processus éducatif.

Mais il ne peut pas traîner. Sur un dernier sourire, il se dirige à grands pas vers le Black Ink et sa carrière de tatoueur.

Chapitre 5

Nils arrive une minute seulement après un Ewen quelque peu fébrile. Le jeune homme se débarrasse de sa veste et de son écharpe et termine son café à grandes gorgées avides quand son mentor serre son épaule dans sa large main.

— Tu es prêt pour ton vrai premier rendez-vous pro, bonhomme ?

Adam Black, le propriétaire de l’immeuble entier et du salon de tatouage, entre au bureau au moment où Ewen hoche la tête pour répondre à Nils.

— C’est le grand jour, alors ? fait-il en souriant. Tu es prêt, ne te fais pas de bile. Et puis aujourd’hui c’est juste pour discuter. C’est super important, mais il n’y a pas à stresser pour ça.

Ewen admire beaucoup le tatoueur. Il n’a que quelques années de plus que lui, mais il possède le Black Ink depuis l’âge de dix-huit ans. Quand d’autres se posaient encore la question de leur orientation professionnelle, Adam a fondé son entreprise, acheté un immeuble entier et créé un véritable temple dédié à la modification corporelle. C’est à cause de lui qu’Ewen rêve de monter son propre studio de tatouage, un jour, inspiré par son exemple. Pour lui, Adam Black représente un modèle à suivre.

Celui-ci noue ses longs cheveux en chignon sur le dessus de sa tête tout en accueillant le troisième tatoueur résident d’un signe du menton. Samuel Neron claque les épaules de Nils et d’Adam avant de tendre le poing vers Ewen pour un check. De sa tignasse vert sapin à ses nombreux piercings, tout en lui annonce le rebelle et le mauvais garçon. Et pourtant, maintenant qu’il a appris à le connaître, Ewen sait que c’est un type génial et il est fier de pouvoir travailler au même endroit que lui. Se trouver chaque jour au milieu de ces artistes qu’il admire tant l’apaise un peu. S’ils ne le pensaient pas capable de faire du bon boulot, jamais ils n’auraient accepté de le prendre en apprentissage. S’il est là aujourd’hui, c’est qu’il le mérite, alors autant arrêter de stresser.

Quelques minutes après, Ewen suit Nils et ils se dirigent vers le box du tatoueur. Nils a déjà enlevé le sweat à capuche qu’il portait en arrivant. La vision de ses manches courtes fait frissonner Ewen qui n’est pas encore prêt à se séparer de son pull orné du logo du Black Ink. Nils semble ne jamais souffrir du froid, alors que le jeune apprenti est incapable de sortir sans veste. Surtout en ce moment, à l’heure où décembre est bien entamé et que les températures chutent chaque jour un peu plus proche du zéro.

Ensemble, les deux hommes préparent le box pour accueillir le client. Ewen baisse le fauteuil de tatouage et modifie ses réglages pour qu’il puisse s’y installer confortablement, tandis que Nils sort un carnet de notes d’un tiroir. Quelques instants après, Sofia toque à la porte et l’ouvre sans attendre, passant sa tête aux boucles roses par l’embrasure.

— Salut, les gars, ça va ? Je suis un peu à la bourre, mais votre client vient d’arriver. Je mets la musique dans une minute, le temps de me faire couler un café au bureau. Tu gères, Nils ?

— C’est Ewen qui va gérer, répond ce dernier. Allez, mon pote. Tu vas à l’accueil et tu fais comme je fais d’habitude. C’est parti pour le grand bain !

Le cœur d’Ewen se met à battre à grands coups dans sa cage thoracique et il a l’impression de trembler de tous ses membres, mais il se lève et obéit à son maître d’apprentissage. Il s’agit juste d’aller accueillir le client, de l’inviter à le suivre et puis de discuter de son projet avec lui. Il a déjà fait ça avec sa famille et ses amis, il n’y a pas de raison que ça se passe mal maintenant, après tout. Allez, Ewen, se dit-il. Bouge tes fesses et va faire ce que tu as à faire.

Il traverse le long couloir qui sépare les box et se dirige vers l’avant du magasin. C’est un peu bizarre, car la musique ne résonne pas encore dans les haut-parleurs disséminés sur les plafonds, il a l’impression qu’on l’entend marcher, voire respirer. Il se sent gauche, trop conscient de son propre corps, et ses paumes sont légèrement moites. Avant de franchir les derniers pas qui mènent à l’accueil décoré de façon à la fois cosy et industrielle, il passe une ultime fois ses mains dans les ondulations de ses cheveux, regrettant d’avoir oublié l’élastique qu’il utilise pour discipliner ses mèches folles quand il tatoue. Attacher ses cheveux lui donnerait une contenance. Il aime les contenances.

Le jeune homme qui a pris rendez-vous se tient dos à lui, debout au milieu de l’accueil. Il porte un caban de laine et un jean slim sur des bottines basses, le tout en noir, et ses cheveux sont coupés très court. Ewen toussote pour attirer son attention et s’apprête à lui souhaiter la bienvenue au Black Ink Tattoo Shop, comme il a vu Nils le faire mille fois auparavant, mais les mots s’étranglent dans sa bouche quand il se tourne pour lui faire face.

— Thibault ?


Chapitre 6

Comme pétrifié, Ewen écarquille les yeux, incapable de croire ce qu’il voit. Il pâlit et le dénommé Thibault commence à se demander s’il doit l’aider à s’assoir pour éviter qu’il ne tourne de l’œil.

— Hey, Ewen ? Tout baigne ? On dirait que tu as vu un fantôme, lâche-t-il avec un sourire sarcastique, bien que légèrement tremblant.

Les mots semblent tirer Ewen de son hébétude.

— Putain, Thibault, mais je croyais que tu étais mort, bon sang !

Thibault chasse le reproche d’un haussement d’épaules. Il s’approche de l’apprenti tatoueur qui le contemple toujours comme s’il revenait d’outre-tombe. Quand il se tient tout près de lui, il lève le menton et plonge son regard vert jade dans le gris désormais orageux des yeux d’Ewen.

— Finalement, je suis bien vivant, souffle-t-il.

Ewen semble enfin se réveiller. Jamais il n’aurait imaginé revoir Thibault. Il n’avait plus de nouvelles de lui depuis leur année de troisième. Peu avant l’examen du brevet, Thibault a tout simplement disparu, laissant ses camarades dans l’ignorance de ce qui lui était arrivé. Les professeurs ne lâchaient aucune bribe d’information et personne ne paraissait connaître les raisons pour lesquelles le jeune garçon ne venait plus en cours. Ewen ne parvenait pas à le joindre et s’est résigné à passer ses épreuves sans savoir ce qu’il était advenu de son ami. Les rumeurs enflaient dans les couloirs du collège, où des gamins racontaient que Thibault s’était fait enlever par un pédocriminel, ou bien qu’il avait fait une overdose de médicaments, ou encore que ses parents avaient gagné à la loterie et qu’ils avaient tous déménagé très loin.

Évidemment, Ewen essayait d’appeler Thibault chaque soir, mais au bout de quatre jours il est tombé sur une voix synthétique énonçant que le numéro n’était plus attribué. Alors il a attendu le week-end et s’est rendu chez son ami, qui vivait dans un quartier voisin, déterminé à tambouriner à sa porte d’entrée. Il a trouvé le pavillon où Thibault habitait avec ses parents et sa petite sœur verrouillé, volets fermés. Dans la boîte aux lettres, plusieurs enveloppes non ramassées indiquaient que la maison était probablement vide depuis le début de la semaine.

Thibault avait disparu et personne ne savait pourquoi.

— Où étais-tu ? D’où est-ce que tu débarques, comme ça, comme si de rien n’était ?

Thibault entend bien la colère dans la voix de son vieux copain. Il soupire doucement, conscient de la peine d’Ewen. Si les rôles avaient été inversés, si Ewen avait disparu sans rien dire, lui aussi se sentirait trahi et serait en colère. Il avance une main, mais ils sont interrompus par Nils qui vient de les rejoindre, curieux de savoir pourquoi Ewen n’est pas encore revenu dans le box avec leur client.

— Bonjour, tout va bien ?

Une subtile tension dans sa voix indique qu’il est curieux et peut-être légèrement inquiet. Attentif aux détails, il remarque immédiatement que les deux jeunes hommes se connaissent. Leur attitude ne laisse aucun doute. Il s’approche du duo et pose une main apaisante sur l’épaule de son apprenti, qu’il trouve crispée sous sa paume. Il serre à peine ses doigts sur le tissu molletonné pour attirer l’attention d’Ewen, qui tourne la tête vers lui avec une grimace, comme si le mouvement lui était pénible.

— Tout baigne, Nils. Il s’avère simplement que monsieur est un vieux copain de classe, perdu de vue depuis très longtemps, explique Ewen d’une voix tendue.

— Et c’est un problème ?

Ewen secoue la tête et prend une respiration profonde entre ses dents serrées. Professionnel, il doit rester professionnel.

— Aucun problème, Nils. C’est juste… une surprise inattendue. Thibault, si tu veux bien nous suivre…

Sur ces mots, il tourne les talons et se dirige vers le box, laissant Nils et Thibault dans l’entrée.

Chapitre 7

— Installe-toi sur le fauteuil, je t’en prie, invite Ewen quand Thibault entre dans la pièce, suivi de Nils qui ferme la porte.

Le jeune homme s’exécute. Il se doutait qu’Ewen réagirait mal, mais il espérait… Il ne sait pas trop, il pensait que peut-être, passé le premier choc, Ewen serait heureux de le revoir. Il semble que non, alors Thibault serre les dents et enfile ce qu’il appelle sa carapace de connard. Sarcasme et ton hautain sont ses armes quand il se sent déstabilisé. Il a appris à les manier ces dernières années. Il n’a pas eu le choix, Ewen n’était plus là pour le protéger.

Il déboutonne son caban tandis que Nils et Ewen prennent place sur les tabourets face à lui. Ewen s’empare d’un bloc-notes et d’un stylo avec lequel il joue nerveusement, les paupières baissées. Quand Nils lui jette un coup d’œil appuyé, il soupire discrètement et regarde enfin son client.

Le cœur de Thibault fait un salto dans sa cage thoracique quand le regard d’Ewen plonge dans le sien. Il a tellement changé, depuis cinq ans ! Il a poussé, évidemment, même s’il était déjà grand à l’époque. Assez pour que Thibault puisse se cacher derrière lui quand les abrutis de son collège le prenaient pour cible parce qu’il était petit, maigre et bizarre. Il s’est élargi, aussi, comme s’il faisait du sport. Dans le sweat à capuche qui l’enveloppe, ses épaules ont l’air musclées et ses bras solides. Sa mâchoire est plus carrée, ses cheveux ont foncé un peu, passant du blond de l’enfance à un doré plus riche. C’est devenu un homme, alors que lui-même a l’impression d’en être encore au stade adolescent, bien qu’il ait quasiment vingt-et-un ans.

Thibault se demande comment Ewen le perçoit. Est-ce qu’il étudie tout ce qui a changé dans son apparence, lui aussi ? Il ne se fait pas d’illusions. Il a grandi, bien sûr, mais c’est à peu près tout. Il est encore trop mince, il a toujours l’air trop doux, un peu efféminé. Ça lui a valu tellement de brimades, cette apparence androgyne, dans son enfance et son adolescence. Sans la protection de son meilleur ami, sans Ewen qui l’a farouchement défendu à chaque fois qu’on s’en prenait à lui, il aurait très certainement fini par tomber dans une profonde dépression à force d’être harcelé.

Mais Ewen se racle la gorge et se redresse sur son tabouret, s’apprêtant à parler. Sur un ton redevenu parfaitement professionnel, comme si Thibault était un client pareil à tous les autres, il lui demande avec politesse de lui expliquer exactement ce qu’il souhaite.

Très bien, Thibault comprend le besoin d’Ewen de reprendre la main sur leurs échanges, de les débarrasser de tous les sentiments personnels qui pourraient s’immiscer entre eux. Ça lui va.

— Je voudrais un cœur anatomique. Mais pas d’ombrages, ou peut-être simplement sous forme de lignes fines, sinon juste la silhouette, les traits, je ne sais pas quel est le terme technique. Il devrait mesurer une quinzaine de centimètres de haut et je le veux au milieu de ma poitrine, à peu près à l’endroit où se trouve le vrai cœur, en fait.

Ewen hoche la tête et prend des notes. Le projet lui plaît, ça lui semble intéressant et adaptable à son propre style qu’il développe petit à petit depuis qu’il a commencé à tatouer. Il aime le whip shading, cette technique qui consiste à ombrer en fouettant la peau de lignes pointillées très fines et qui donne un aspect plus léger qu’un ombrage traditionnel. Si ce n’était pas Thibault, il se montrerait sans doute physiquement enthousiaste, comme à son habitude, mais… C’est Thibault. Son meilleur ami d’enfance, son presque-frère, son protégé, et il a en lui toute la rancœur qui a suivi sa disparition subite, toute l’inquiétude qui s’est accumulée, le sentiment d’abandon, toutes ces émotions tumultueuses qui se sont réveillées quand il l’a vu devant lui. Il ne peut pas sourire comme il le fait d’ordinaire. C’est trop dur. Il s’occupera du tatouage, il se promet qu’il sera parfait, mais Thibault ne doit rien attendre de plus de sa part. S’il est venu en espérant reprendre leur vieille amitié là où il l’a tranchée nette cinq ans auparavant, il va être déçu.

— Et tu m’as parlé de tissu cicatriciel au téléphone, intervient Nils. Tu peux nous en dire plus ?

Ewen se souvient de ce détail, oui. Il est un peu honteux de ne pas y avoir pensé de lui-même, mais c’est son premier rendez-vous professionnel et encore une fois, son client n’est pas un inconnu. Alors il essaie de ne rien montrer de sa gêne. Il a droit à l’erreur. Ce n’est même pas une vraie erreur.

— Effectivement. J’ai une cicatrice d’une douzaine de centimètres à l’endroit où j’aimerais le tatouage. Je ne veux pas la recouvrir, explique Thibault, je voudrais que le motif soit placé autour, comme si la cicatrice coupait virtuellement le dessin.

Cette fois, c’est à Ewen d’intervenir, il doit voir la cicatrice et l’endroit où il va devoir piquer.

— Tu peux nous faire voir la cicatrice s’il te plaît ?

Le jeune tatoueur sent l’approbation de Nils à ses côtés. Fier d’avoir repris le contrôle, il patiente pendant que Thibault enlève son caban. Dessous, il porte un large pull ajouré tout aussi noir que ses autres vêtements, qui laisse apparaître sa peau pâle. Ewen perçoit la seconde d’hésitation de Thibault avant qu’il fasse passer le tissu par-dessus sa tête, restant torse nu, les joues légèrement roses. Peut-être que c’est parce que Thibault rosit qu’Ewen rougit à son tour, il ne sait pas. En tout cas, il se sent subitement gêné, mais il fait de son mieux pour n’en rien montrer.

Pourtant, quand il fait rouler son tabouret pour s’approcher de son ancien meilleur ami, une émotion bizarre lui serre la gorge. Il a soudainement envie de le prendre dans ses bras et de lui avouer qu’il est heureux de le revoir et surtout soulagé qu’il ne soit pas mort. Mais il se contente de garer son siège devant le jeune homme et de baisser les yeux sur sa poitrine, pour étudier la fine ligne rose en relief qui sépare le haut de son torse en deux.

Quand Nils intervient, c’est comme si la Terre basculait sur son axe, comme si on lui plantait un couteau dans les entrailles.

— C’est une cicatrice due à une opération à cœur ouvert, c’est ça ?

Chapitre 8

Thibault observe le teint d’Ewen, qui passe du rouge au blanc. Le jeune homme vient de comprendre que si Thibault est marqué à cet endroit, ce n’est pas suite à une simple blessure, mais parce qu’il a failli mourir. Il redresse un peu ses épaules pour chasser le vague à l’âme qui s’empare de lui quand il repense à cette période de sa vie. Il déteste revenir dessus, mais il sait bien qu’il devra le faire, rien que pour expliquer à Ewen pourquoi il est parti aussi brusquement, l’année de leurs quinze ans.

Nils a l’air d’avoir compris qu’Ewen était sous le choc et prend le relais. Il se penche gentiment vers Thibault et demande d’un regard s’il peut toucher la cicatrice. Celui-ci hoche la tête pour l’y inviter. Il n’a plus mal depuis longtemps. Cette cicatrice a trois ans déjà, et il s’est renseigné, il pourrait la recouvrir d’un tatouage s’il le voulait. Mais il ne le souhaite pas. Il ne veut pas cacher la marque de ce qui lui est arrivé, il ne renie pas ce souvenir, tout horrible qu’il soit. Au contraire. Ce dessin, ce cœur anatomique qu’il désire si fort, c’est pour encadrer cette marque fine et plutôt régulière qui partage sa poitrine en deux. Il espère transformer le pire en beau, ôter sa dimension dramatique à cette suture. Se l’approprier pour de bon, avant de passer à autre chose.

Il s’est dirigé vers le Black Ink et spécifiquement Nils Gunthar parce qu’il savait ce dernier spécialisé dans le recouvrement de tissus cicatriciels, ayant vu un reportage sur lui dans un magazine de tatouage. Même si le motif ne fera qu’effleurer cette peau différente, il a voulu faire appel au meilleur. Au téléphone, Nils lui a expliqué qu’il formait un apprenti, un type très doué et extrêmement prometteur, et qu’il lui cherchait un premier client officiel bien qu’il ait déjà tatoué beaucoup de personnes de sa propre famille et de son cercle amical. Thibault s’est montré curieux et a demandé le pseudo Insta de cet apprenti pour voir son travail et ses dessins.

Il a reconnu la patte d’Ewen tout de suite. Le téléphone tout près des yeux, il a scrollé le long du compte de son ancien meilleur ami, scrutant les photos avec attention. Ses tatouages, bien sûr, mais surtout les quelques selfies postés çà et là. Son cœur deux fois réparé battait à grands coups dans sa poitrine tandis qu’il buvait du regard le visage qui lui manquait si fort. Le destin lui envoyait un cadeau inestimable. Lui qui pensait devoir chercher Ewen pendant des mois venait de le retrouver grâce à un enchaînement d’événements improbables.

Thibault rappela Nils pour accepter de se faire tatouer par Ewen, sans lui avouer qu’ils se connaissaient déjà.

Il avait peur qu’Ewen refuse de le revoir.

— Ewen, tu devrais toucher la cicatrice aussi. C’est bon pour toi, Thibault ? Il faudrait qu’il puisse sentir la différence de texture entre ta peau saine et les bords de la cicatrice.

Thibault acquiesce sans montrer à quel point tout ça le remue. Il laisse Ewen effleurer sa peau avec délicatesse et contient le frisson qu’il sent monter le long de sa colonne vertébrale quand celui-ci appuie un peu plus fort.

— Est-ce que c’est douloureux ?

Le regard qu’Ewen lève vers lui a changé, il a perdu sa rudesse. Il a plutôt l’air désemparé, intimidé. Thibault secoue la tête.

— Pas du tout, plus maintenant.

Quand Ewen glisse le doigt tout le long de la cicatrice, Thibault retient son souffle de peur de trahir ce qu’il ressent. Cette proximité soudaine après autant d’années de séparation, c’est quelque chose de plus puissant que ce qu’il avait imaginé. Pourtant, il n’en laisse rien paraître et se rhabille sans trembler au moment où les deux tatoueurs reprennent leur place après avoir mesuré la longueur de la marque. Il croise les mains sur ses genoux pour éviter de trahir sa nervosité et attend le verdict d’Ewen.

Celui-ci échange un regard avec son mentor. Thibault aimerait être assez proche de lui pour communiquer sans paroles, lui aussi, mais il a perdu ce pouvoir quand il l’a abandonné. Peut-être que s’il avait osé l’appeler, à ce moment-là, leur relation ne serait pas réduite à de simples souvenirs ? Mais c’est trop tard pour se lamenter, il en est conscient. Il a agi comme il a pu. Il a fait de son mieux, même s’il se rend compte que ses décisions n’étaient pas les bonnes. Il faut qu’il assume, maintenant.

— On va s’occuper de ton tatouage, affirme soudain Ewen, tirant Thibault de ses réflexions. Je m’en sens capable. Je vais préparer le dessin et te l’envoyer par mail, il faudra remplir une fiche client. On peut poser un rendez-vous une fois que tu auras validé le dessin. Normalement, on ne fait pas comme ça, le dessin est fait après la prise de rendez-vous, mais comme je suis apprenti…

Ewen est nerveux, et quand il est nerveux, soit il devient aussi mutique que la petite sirène avec une paire de jambes, soit il parle à tort et à travers, comme maintenant. Il se sent con. La cicatrice de Thibault a de toute évidence quelque chose à voir avec sa disparition subite cinq ans auparavant, et même s’il lui en veut toujours de l’avoir laissé en dehors de tout ça, de l’avoir simplement coupé de sa vie, il s’est un brin radouci. Son regard s’égare sur Thibault, sur son visage aux traits si fins, sa bouche pleine légèrement pâle, sa peau blanche qui transparaît sous le maillage de son pull. Il a changé, mais Ewen reconnait tout de même en lui le gamin malingre qu’il avait pris sous son aile. Thibault est un peu plus âgé que lui, pourtant, mais ça n’a jamais été flagrant. Leur duo, c’était une dynamique protecteur/protégé, courageux/timoré, fort/faible. Ewen a eu l’impression de perdre sa détermination et sa bravoure en même temps que son meilleur ami, mais c’est comme si son retour lui insufflait à nouveau cette audace qu’il avait oubliée.

Alors il se redresse et esquisse un sourire destiné à Thibault, un vrai, comme une promesse.

Chapitre 9

Thibault remplit sa fiche client minutieusement tandis qu’Ewen, derrière le comptoir de métal et de bois, prépare l’ordinateur pour l’enregistrement des données. Sofia lui a laissé la place et en a profité pour s’occuper d’une jeune fille venue demander un piercing sans rendez-vous.

— Voilà, j’ai tout complété, dit Thibault en tendant la fiche à Ewen. Pour le rendez-vous, je peux me rendre disponible à peu près n’importe quand. Je suis photographe, je travaille quand j’en ai envie.

Ewen pose le papier à côté du clavier et s’apprête à répondre à Thibault quand la porte du shop s’ouvre, laissant entrer un courant d’air froid. Il lève automatiquement les yeux vers le nouveau client et découvre Emilie, la jeune fille rencontrée un peu plus tôt. Celle-ci ôte son bonnet et lui sourit largement en agitant la main.

Il ne sait pas bien pourquoi, mais l’arrivée de la jeune femme le met mal à l’aise. Peut-être parce qu’elle interrompt des retrouvailles encore légèrement tendues ? Il aurait désiré parler un peu plus longuement avec Thibault avant de le laisser partir. Il voudrait lui poser des questions, découvrir ce qui s’est passé. Mais Emilie n’est là que pour lui, il le devine, et les deux mondes s’entrechoquent. Son passé, et son présent.

— Hello, dit-elle. J’ai deux heures de libres, je me disais que j’aurais pu t’inviter à prendre un nouveau café ?

Thibault ne se tourne pas vers la jeune femme, mais il se ferme et boutonne rapidement son caban avant de regarder brièvement le visage d’Ewen.

— Merci d’avoir accepté, pour le tatouage, lui dit-il en se dirigeant vers la porte. J’attends ton dessin, je suis sûr que ce sera bien.

Ewen n’a pas le temps de répondre que Thibault a disparu, se fondant dans le flux de piétons qui avancent en direction du centre tout proche, vers les boutiques décorées et illuminées pour les fêtes. L’impression de manque qui lui serre la poitrine lui rappelle, en version très atténuée, à quel point il a eu le cœur brisé à quinze ans, quand il s’est finalement rendu compte que son meilleur ami était parti sans lui dire au revoir. Il a bien du mal à se concentrer sur Emilie qui a pris la place de Thibault devant lui et qui patiente en souriant gentiment. Il aurait préféré qu’elle ne vienne pas.

Il secoue la tête pour repousser ces stupidités. Emilie est adorable, et proactive. Pourquoi aurait-il préféré qu’elle ne vienne pas ? Oui, son timing laisse un peu à désirer. Il avait envie de poursuivre sa conversation avec Thibault, mais pour une fois qu’il rencontre une fille mignonne ET qui s’intéresse sincèrement à lui, ce n’est pas le moment de faire de la merde. Si ça se trouve, c’est la femme de sa vie, ce n’est pas rien. Alors il lui sourit enfin en retour et croise les bras sur le comptoir pour se concentrer sur elle.

— Tu travailles où pour avoir deux heures de libres à peine la journée commencée ?

Emilie hausse les épaules en souriant toujours.

— Je ne travaille pas, je suis à la fac. Je commence les cours à onze heures aujourd’hui, j’étais simplement en ville pour acheter un truc avant d’aller en cours, ce matin.

— Oh, dit Ewen.

Le regain de confiance en lui que la présente de Thibault lui insufflait s’est évanoui quand son ancien meilleur ami a quitté le shop. Hésitant, il ne sait pas trop comment continuer la conversation, alors il ne dit rien de plus. Encore une fois, Emilie prend le relais.

— J’ai eu envie de terminer ce qu’on a commencé ce matin, dit-elle en rosissant légèrement, ses paupières timidement baissées sur ses yeux noisette. Est-ce que tu serais d’accord pour qu’on échange nos numéros de téléphone, Ewen ? Je t’ai trouvé très sympa et… enfin ce serait chouette de pouvoir faire connaissance, tout ça…

Finalement, malgré son courage, Emilie s’interrompt, intimidée par le regard gris du beau jeune homme qui ne dit toujours rien face à elle. Est-ce qu’elle a bien fait de venir ? Est-ce qu’il n’a pas demandé son numéro parce qu’il ne voulait pas la revoir ? Gênée, elle hésite à s’excuser et à repartir, mais Ewen finit par hocher la tête en souriant.

— Oui, c’est une bonne idée, pourquoi pas, dit-il en attrapant une carte de visite noire ornée du logo du Black Ink sur le comptoir.

Il tourne la petite carte et note son numéro de téléphone au dos, puis ajoute son prénom, avant de la tendre à Emilie qui s’en empare et la range dans la poche de son manteau, les joues toutes roses.

— Merci, je t’enverrai un message tout à l’heure, dit-elle tandis que la porte du shop s’ouvre sur un couple. Je dois me dépêcher et finir mes achats avant de retourner à la fac. Alors je vais y aller…

Elle lève à nouveau les yeux vers Ewen. Il est tellement beau, elle aimerait vraiment faire plus ample connaissance avec lui, c’est bien la première fois qu’elle rencontre quelqu’un comme lui. Le cœur battant, elle esquisse un petit signe de la main avant d’enfoncer son bonnet de laine sur ses boucles. Ewen répond à son salut, mais elle a l’impression que son attention est déjà dirigée vers les clients qui patientent à quelques pas. Pourtant, il lui sourit encore une fois, affolant son cœur qui bat fort dans sa poitrine.

— À bientôt, Emilie, dit-il avant de se tourner vers les nouveaux venus.

Ewen se détend quand la jolie jeune femme sort du shop en fermant la porte derrière elle. Elle ressemble à une fée, se dit-il en la suivant du regard à travers les vitrines décorées de motifs de tatouages traditionnels. Ses boucles sautillent sur son dos à chaque pas. Ewen commence déjà à imaginer un portrait d’elle, sur lequel il lui dessinerait des oreilles d’elfes pointues, un diadème avec des ornementations, comme ces personnages du Seigneur des Anneaux qu’il aime tant. Elle l’intimide encore, mais la surprendre en train de rougir l’a rassuré un peu : elle était aussi stressée de lui parler que lui. Il se dit qu’elle s’est montrée courageuse de venir le voir sur son lieu de travail et pense que peut-être, s’il ne gâche pas tout, quelque chose de joli pourrait naître de cette rencontre.

Sofia revient à la réception, Nils débarque pour accueillir leur prochain client. Ewen repousse de ses pensées tout ce qui n’est pas le tatouage pour pouvoir se concentrer sur la suite de sa journée. Même si dans un coin de sa tête, la mince silhouette et les grands yeux de jade de Thibault s’accrochent et refusent de céder leur place.

Chapitre 10

Le dessin prend forme sous la mine du crayon 4B que manipule Ewen d’une main experte. Il a tracé la silhouette de la cicatrice au feutre rose au milieu de sa feuille et croque le cœur anatomique qu’il imagine tout autour, d’abord avec de grands traits à peine appuyés, puis plus en détail, petit à petit. Autour de lui, les bruits habituels des journées du Black Ink finissent par former un brouhaha indistinct : les vibrations des dermographes qui proviennent des box des tatoueurs dont les murs ne montent pas jusqu’au plafond, les rires des clients qui patientent sur les canapés de l’accueil, la voix de Sofia qui appelle quelqu’un, la musique électro dont les basses emplissent l’air, tout se mélange. Ewen aime bien cette atmosphère pleine de vie et de mouvement. Le Black Ink est toujours aussi agité, plus encore depuis début décembre, avec l’arrivée de nombreux touristes qui profitent du marché de Noël pour découvrir les commerces locaux. Sofia et Nova se sont occupées de décorer le shop avec un grand sapin rose garni de boules noires et de chapelets de perles argentées, et elles ont forcé Sam et Adam à accrocher des guirlandes lumineuses un peu partout, transformant les lieux en un endroit festif à l’esprit de Noël décalé. Assis dans un profond fauteuil de velours vert près de la vitrine, Ewen dessine, concentré sur son travail, plus heureux que jamais, dans son élément.

Depuis l’enfance, c’est ce qui lui permet de garder la tête hors de l’eau. Un chagrin ? Une mauvaise note ? Une dispute avec ses parents ? Au lieu de crier et de tempêter, Ewen s’est toujours plongé dans ses carnets et a transformé ses émotions en motifs. Il n’y a que lorsqu’il a perdu son meilleur ami qu’il n’a pas trouvé de réconfort dans ses crayons. Pendant quelques mois, il a même cru que sa capacité de dessiner était morte pour de bon. Les petites habitudes qui lui faisaient tant de bien n’avaient plus le pouvoir de le soulager : le crissement de la mine sur le papier à grain, l’odeur alcoolisée des feutres, la texture de sa gomme mie de pain, plus rien ne fonctionnait et il s’enfonçait dans une tristesse qui menaçait de l’engloutir dans l’obscurité. C’est sa professeur d’arts plastiques du lycée qui a fini par le secouer. Son dossier scolaire disait qu’il était très doué, mais sa moyenne dans cette matière restait désespérément basse. Alors elle l’a pris entre quatre yeux et a extirpé de lui tout ce qu’il n’avait pas encore été capable de mettre en mots, et à force de sollicitude, Rose Black a réussi à lui rendre son privilège perdu, celui de coucher ses sentiments sur le papier.

Quelle ne fut pas son émotion lorsqu’il a découvert que c’était la tante d’Adam Black, quelques semaines après son entrée au Black Ink en tant qu’apprenti ! Ils s’apprêtaient à partager un dîner tous ensemble quand sa prof a débarqué au bureau, chargée d’une boîte de gâteaux, tutoyant tout le monde et agissant comme si elle avait l’habitude de fréquenter le salon de tatouage le plus couru de la ville entière. Ewen avait ouvert des yeux ronds comme des soucoupes en réalisant le lien de parenté de sa prof et du propriétaire du Black Ink. L’équipe l’avait gentiment charrié, mais Rose l’a défendu, lui a demandé de ne plus l’appeler Madame Black, mais d’utiliser son prénom, et lui a dit qu’elle avait toujours été certaine qu’il ferait carrière grâce à son talent. Ewen considère cette soirée comme l’une des meilleures de toute son existence et y repenser lui donne systématiquement le sourire.

Tandis qu’il se concentre sur les traits qu’il affine petit à petit, perfectionnant chaque courbe, chaque détail, il se rappelle du désespoir et de l’obscurité qui l’empêchaient de dessiner, après le départ de Thibault. Du sentiment de solitude absolue qu’il ne parvenait plus à chasser. Ses parents ne se rendaient compte de rien. Il faisait semblant d’aller bien, de vivre son quotidien d’adolescent, mais au fond de lui, le souvenir de la trahison subie grignotait peu à peu son âme et il se sentait vide, horriblement vide, dénué de substance et incapable du moindre optimisme. Pendant trois mois, jusqu’à la rentrée au lycée, il n’a fait que jouer à être humain, alors qu’à l’intérieur, tout était sec et ratatiné.

Il s’imaginait bien que Thibault n’était pas mort. Il y aurait eu une annonce, peut-être un groupe de soutien psychologique au collège, des funérailles. Il savait que Thibault était parti, l’absence de toute sa famille ne laissait planer aucun doute. Mais il ne comprenait pas pourquoi son meilleur ami ne l’avait pas prévenu. Pourquoi il ne lui avait pas dit au revoir. Qu’est-ce qui l’avait empêché de lui téléphoner pour lui donner ses nouvelles coordonnées, pour lui expliquer les raisons de sa disparition ? Pourquoi n’avait-il pas envoyé un message, une lettre ? Ils étaient proches depuis la primaire, bon sang, ils s’expédiaient des cartes postales quand ils partaient en vacances avec leurs familles en été, Thibault connaissait son adresse, le numéro de ses parents, celui du portable qu’il venait d’avoir en cadeau pour Pâques, son tout premier. Thibault aurait pu garder le contact, et le fait qu’il ait choisi de ne pas le faire a brisé Ewen et enseveli sa joie de vivre sous des tonnes de cendres. Il a eu besoin de temps pour se remettre, et d’aide pour recommencer à exister à peu près comme avant, pour reprendre le dessin et la peinture.

Perdu dans ses souvenirs, il termine son croquis en repassant les traits au feutre noir, en prenant soin de ne pas frotter la tranche de sa main sur l’encre fraîche. Nils vient le voir peu après, mais Ewen ne se rend pas compte de sa présence jusqu’à ce qu’il lève sa mine après avoir tracé la dernière ligne de son dessin. Il ne manque plus qu’un coup de gomme quand l’encre aura bien séché. Nils étouffe une exclamation de surprise. Il sait depuis le début à quel point Ewen est talentueux, mais ce qu’il a produit aujourd’hui dépasse tout ce qu’il a créé jusque-là.

Ce cœur d’encre et de papier semble presque humain, vivant. Le clignotement des lumières du sapin tout proche donne l’impression qu’il bat. Nils observe pensivement son apprenti en se demandant s’il a bien fait de lui proposer ce projet. Il ignore ce qu’était la véritable relation entre Ewen et Thibault, mais ce dessin suggère beaucoup plus qu’un simple camarade perdu de vue depuis longtemps.

Beaucoup plus.

Chapitre 11

Nils valide évidemment le dessin proposé par Ewen.

— Tu peux être fier de toi, bonhomme, c’est super abouti, on dirait que tu as déjà des années d’expérience dans le domaine. Félicitations pour ce dessin, ça déchire.

Ewen savoure le compliment. Il a mis ses tripes dans cette œuvre. Pas puisque c’est destiné à orner le torse de Thibault. Pas du tout. Mais parce qu’il a infusé ses traits avec toutes les émotions contradictoires qui l’agitent depuis la réapparition de ce dernier.

— Tu t’occuperas de lui envoyer par mail, je te laisse gérer le scan et le reste. N’oublie pas de lui préciser les règles, l’acompte, etc. Tu sais faire tout ça.

— Je gère, aucun souci, Nils. Pour le rendez-vous, il a dit qu’il était assez libre de son temps, comment veux-tu qu’on s’arrange ?

— J’estime que tu es prêt à te passer de ma supervision pour le gros du boulot, mais je veux être là pendant que tu poseras le stencil et pendant la première demi-heure. Ensuite, je pense pouvoir te laisser bosser tranquille. Regarde sur le planning et cale-nous ça, d’accord ?

Heureux d’avoir la confiance de son maître d’apprentissage, Ewen sourit et acquiesce avant de se diriger vers le comptoir pour scanner son dessin et préparer le mail pour Thibault.

Son téléphone bipe au moment où il s’installe devant l’ordinateur.

Hello Ewen, ça te dit d’aller boire un verre ce soir ?

Cela fait deux jours qu’il discute avec Emilie par SMS. C’est une conversation faite de messages courts, d’émojis neutres, comme une longue prise de contact. Est-ce qu’il aimerait boire un verre avec elle ? Il se remémore son joli sourire, ses yeux noisette pétillants, les boucles qui coulent entre ses omoplates. Oui, il a bien envie de la revoir.

Avec plaisir. On peut dîner aussi, si tu veux. Je quitte le boulot à dix-neuf heures, j’aurai faim en sortant. Tu veux ?

Il a le cœur qui bat fort en envoyant sa réponse à Emilie, même s’il se sent plus à l’aise, moins nerveux depuis qu’ils ont commencé à discuter virtuellement. Il enclenche le scan pour numériser son dessin, modifie le fichier pour qu’il tienne dans un email avant d’enregistrer l’image puis entame la rédaction du message qui accompagnera le JPG. Que dire ? Salut Thibault, en pièce jointe le motif, s’il te convient, voici les disponibilités pour le rendez-vous, blablabla. C’est bref, succinct et pro. Il aimerait dire beaucoup de choses à Thibault, mais pas tout de suite, pas via un mail. Son téléphone émet un nouveau son de notification.

Je suis partante, je t’attendrai devant ton travail à dix-neuf heures. Pizza, c’est bon pour toi ?

Un sourire étire la bouche d’Ewen. Il a un rencart, il va dîner avec une jolie fille. Il finit enfin par remettre son existence sur les bons rails. Si ça se trouve, ils s’embrasseront et il aura une copine avant la fin de la soirée. Cool. Vraiment cool. Un instant plus tard, l’ordinateur affiche l’arrivée d’un mail, sur lequel il clique.

C’est la réponse de Thibault, il valide le motif de quelques mots très brefs et confirme l’un des créneaux horaires pour la semaine suivante. Ewen est un peu déçu. Il a l’impression qu’il manque d’enthousiasme. Ce n’est pas qu’il aurait voulu des compliments. Pas vraiment. Ou peut-être que si ? Le jeune homme s’agite sur son siège, indécis. Il a envie de répondre à Thibault, de lui demander d’être honnête, de lui avouer s’il n’aime pas son travail. En tant que tatoueur, il est prêt à recommencer le dessin, à écouter les instructions de son client pour le modifier jusqu’à ce qu’il corresponde à l’idée que s’en faisait Thibault. Mais comme ils ont un passif, il a peur de prendre ça trop à cœur, finalement. Peut-être que Thibault ne répond aussi brièvement que parce qu’il s’agit d’un échange professionnel ? Sur une impulsion, Ewen empoigne son téléphone et quitte la conversation avec Emilie pour en créer une autre. Il recopie le numéro de Thibault dans le cadre réservé au destinataire puis tape un message qu’il envoie dans la foulée, sans s’autoriser plus de réflexion.

C’est Ewen. Si tu n’aimes pas le motif, tu peux me le dire. Je peux le retravailler. Si tu n’oses pas à cause de ce qui s’est passé, c’est de la connerie. Je veux savoir ce que tu penses réellement du dessin, pas que tu dises oui sans être sincère. Sois honnête, pour une fois.

Ce n’était pas pro du tout, se dit-il l’instant suivant. Vraiment pas pro.

Mais c’est trop tard pour revenir en arrière.

Chapitre 12

Thibault tourne son téléphone dans tous les sens puis le jette à côté de lui, sur le matelas, sur lequel il rebondit avant de tomber sur le sol. Il soupire en le ramassant, mais une vibration le surprend et il le lâche à mi-chemin.

— Mais putain de merde, je suis maudit ou quoi, s’énerve-t-il en se penchant à nouveau pour ramasser l’appareil.

Il se rassoit et consulte le message. On dirait qu’il a agacé Ewen. Pourtant, il a pesé chacun des mots de sa réponse, pour les rendre neutres et inoffensifs, pour ne pas le braquer ni lui donner la moindre raison de le repousser. Peut-être qu’il s’est finalement montré trop impersonnel, et qu’Ewen a besoin d’un peu plus de leur ancienne façon de communiquer pour se sentir à l’aise. Son premier jet encensait le dessin. Son brouillon était dithyrambique, plein d’adjectifs élogieux, comme avant, quand il s’extasiait longuement sur chaque production de son ami. Il était sincère, en plus. Ça n’a jamais été de la lèche. Thibault a toujours pensé qu’Ewen avait des doigts en or et le considérait avec une admiration infinie. Pour le jeune Thibault, petit, souffreteux et solitaire, Ewen représentait un véritable idéal. Il le trouvait beau, cool, costaud, intelligent, rassurant, et talentueux. Il soupire. Le piédestal est encore là, mais il ignore si Ewen acceptera un jour d’y regrimper. Il est bien conscient qu’en l’abandonnant, il a brisé quelque chose entre eux, et il ne sait pas s’il pourra le réparer.

Le jeune homme lève les yeux vers le plafond blanc de son appartement. Il loue depuis quelques semaines ce trois pièces dans un quartier non loin du centre, au-dessus du local qu’il a aménagé pour y exercer son activité de photographe. Les surfaces sont vastes et lumineuses, avec de grandes fenêtres cintrées qui laissent entrer le soleil de décembre et donnent au parquet un aspect chatoyant. Pour l’instant, la décoration reste succincte, ce n’est pas le truc préféré de Thibault. Son intérieur ressemble à la nouvelle vie qu’il vient de commencer. Incomplet, mais prometteur.

Il se lève, son téléphone toujours à la main, et se dirige vers la cuisine pour se préparer une tisane. Pas de café pour lui, il préfère le pisse-mémé, c’est plus sain. Il prend soin de sa santé, il veut vivre vieux, alors il protège son organisme et évite le mauvais gras, les excitants, l’alcool, le tabac. Quelques hamburgers ne lui feraient pourtant pas de mal, songe-t-il en apercevant son reflet dans le grand miroir accroché entre deux portes. En boxer noir, il étudie sa silhouette mince d’un œil critique, ses côtes encore trop proéminentes, ses joues un peu creusées… Il n’a pas le droit de pratiquer trop de sport, donc il se contente de marcher autant qu’il le peut, et de soulever quelques poids pour entretenir ses bras deux ou trois fois par semaine. Il voudrait ressembler davantage à Ewen, avoir plus de muscles, des fesses plus rondes et plus fermes, mais il a appris à apprécier d’avoir un corps en état de marche avant tout, alors il hausse les épaules et emporte sa tisane dans la pièce voisine, où il s’installe sur le confortable canapé qu’on lui a livré la semaine précédente. Là, il se décide enfin à répondre à Ewen.

Ton dessin est magnifique, encore mieux que ce que j’avais imaginé, et j’ai hâte de le porter sur moi.

Après un instant d’hésitation, il ajoute quelques mots puis envoie le message. C’est une main tendue. Une tentative de réconciliation. Il faut qu’ils se parlent, de toute façon, il faut qu’ils mettent les choses à plat. Il espère ne pas avoir été maladroit, trop empressé, mais c’est trop tard pour annuler, de toute manière.

Au Black Ink, Ewen lit les mots de Thibault tout en se préparant à partir déjeuner. Il sourit, rassuré. Son dessin lui a vraiment plu. Il refuse de s’appesantir sur le soulagement que le message lui apporte.

Il évite aussi de réfléchir à la dernière phrase de Thibault, qui lui paraît lourde d’un double sens qu’il ne comprend pas bien :

J’ai hâte de te revoir.


Chapitre 13

Comme elle l’a promis, Emilie attend devant le Black Ink. Elle souffle sur ses mains tout en se dandinant d’un pied sur l’autre dans ses bottes de cuir marron. Elle est rentrée chez elle pour se changer après sa journée de cours. Au lieu du jean serré et du gros pull qu’elle a choisis ce matin pour tenir le coup dans les amphis glacés, elle porte maintenant une robe en maille ivoire avec un collant couleur camel, et elle a remplacé son bonnet par un joli béret qu’elle incline crânement sur ses boucles encore humides. Elle éternue, consciente qu’elle aurait peut-être mieux fait de s’habiller plus chaudement, mais elle a eu envie de se présenter sous son meilleur jour pour ce premier rendez-vous avec Ewen. Ses efforts sont récompensés quand celui-ci sort du shop et la rejoint sur le trottoir. Son regard s’attarde sur ses jambes une seconde de trop, mais loin d’en être agacée, Emilie savoure sa réaction.

— Salut, murmure-t-il en enfonçant ses poings dans les poches de son manteau à carreaux.

Ses mèches dorées s’agitent dans le petit vent froid. Emilie le trouve adorable, elle aimerait avoir le courage de lui faire la bise, mais elle n’ose pas.

— Salut, Ewen, réplique-t-elle en lui souriant. J’ai réservé à la Table d’Italie, ça te va ? Tu n’as plus répondu à mon dernier message.

Elle espère qu’il ne prendra pas ça pour un reproche. Elle ne le dit pas dans ce but, pas du tout. Mais il a le bon goût de paraître gêné, ce qui lui fait tout de même un peu plaisir.

— Merde, pardon, j’avais terminé ma pause et ensuite la journée est devenue un peu folle et je n’ai plus regardé mon téléphone, désolé. La Table d’Italie est très bien, merci d’avoir réservé, dit-il.

Soulagée, Emilie penche la tête sur le côté et sourit plus largement.

— Ne t’inquiète pas, ce n’est pas grave. Tu me raconteras ta journée en mangeant, ça a l’air passionnant. On y va ? Tu ne dois pas fermer à clé ?

Ewen commence à marcher à côté d’Emilie. Leurs coudes se frôlent à chaque pas.

— Non, normalement on sort par la porte de derrière et on verrouille l’entrée de l’intérieur. Je ne voulais pas te faire attendre, alors Adam s’occupe de la fermeture ce soir, il habite au-dessus de toute façon.

— Adam Black ? Je connais son travail, j’adore ce qu’il fait. Enfin j’adore ce qu’ils font tous, bien sûr, dit Emilie. Oh, ce qu’il fait froid ! Heureusement que le restau n’est pas loin.

Est-ce qu’il faut qu’Ewen propose sa veste à la jeune femme ? Il n’est pas trop sûr de lui, il a peur d’en faire trop, ou pas assez. Il étend son bras pour entourer les épaules d’Emilie et frotte sa manche dans une tentative de la réchauffer. Le geste lui coupe un peu la respiration. Ce n’est pourtant pas la première fois qu’il est engagé dans un jeu de séduction avec une fille, bon sang. Et Emilie semble réceptive, elle se serre un brin contre lui, se calant plus confortablement sous son bras. Ils se taisent jusqu’à ce qu’ils arrivent à la pizzéria où Ewen se détache de sa compagne avec une once de soulagement. Il n’était pas à l’aise et il avait l’impression que sa position était guindée, augmentant sa sensation de maladresse. Au moins, ils vont pouvoir s’assoir à table et discuter tranquillement, au lieu de marcher dans le froid vif, dans une posture gauche et peu naturelle.

Emilie n’attend pas son assistance pour ôter son manteau, son béret et son écharpe, qu’elle accroche à sa chaise, et ne laisse pas le temps à Ewen de tirer celle-ci pour l’aider à s’assoir. Alors il s’installe face à elle à la petite table que leur désigne le serveur et prend la carte qu’il lui tend pour consulter le menu.

— Je vais prendre un plat de lasagnes végétariennes, dit-elle après deux minutes de silence. Et toi ?

— Mmm, j’ai envie d’une pizza.

Ensuite, jusqu’à ce que le serveur vienne prendre leur commande, il fait mine de continuer à étudier les plats proposés tout en se fustigeant mentalement de se montrer aussi maladroit. Pourquoi n’arrive-t-il pas à se comporter avec naturel face à cette belle jeune femme qui ne fait pas mystère de son intérêt ? Il ne comprend pas, et ça l’agace prodigieusement, mais il ne trouve pas de solution pour se décoincer, alors il laisse encore une fois Emilie redémarrer leur conversation.

— Alors, dis-moi, pourquoi as-tu voulu te lancer dans le tatouage ?

Ewen essaie de ne pas tripoter sa serviette en papier pour ne pas trahir sa nervosité. Mais Emilie a bien choisi sa question. C’est un sujet qu’il maîtrise et c’est avec enthousiasme qu’il répond.

— Ça me fascine depuis longtemps, avec toutes sortes d’autres médiums artistiques, explique-t-il. Je dessine depuis toujours. Dessiner sur un corps humain, le marquer à vie de son art, c’est à la fois une façon immuable et éphémère de partager ses œuvres. C’est ça qui m’attirait vraiment. Mais je dessine toujours sur papier, je peins sur toile, et je fais des tas d’autres trucs artistiques à côté, aussi, quand j’ai le temps.

— C’est fascinant. Tu es tatoué, je suppose ?

Emilie a croisé les bras sur la table et il essaie de ne pas remarquer que ses seins voluptueux reposent par-dessus, ou que le col en V de sa robe met en valeur leur rondeur. Il monte les manches de son sweat et tourne ses avant-bras pour montrer à Emilie les tatouages qui ornent sa peau.

— Effectivement, j’en ai un certain nombre un peu partout, dit-il en baissant ses manches à nouveau. Depuis que j’ai commencé mon apprentissage, j’ai demandé à tous les artistes du Black Ink de dessiner des trucs pour moi, et à tous les tatoueurs qui viennent faire des guests. Ils m’ont aussi emmené sur des salons et j’ai craqué pour des flashs. Bref, on dirait que je finirai par être totalement recouvert un jour, même si j’en suis encore loin.

Il rit un peu.

— Mes parents détestent ma nouvelle peau. Je vis encore chez eux et à chaque fois que ma mère en voit un inédit, j’ai droit à une leçon de morale. Et toi, tu portes des tatouages ?

La jeune femme secoue la tête en souriant. Elle aime les artistes, elle a toujours été attirée par leur tempérament rêveur, leur originalité intrinsèque et leur liberté de pensée, mais le tatouage, ce n’est pas son truc.

— Non, j’ai trop peur de regretter un jour, de ne plus aimer ce que j’ai choisi. Je laisse ça aux autres. Mais j’aime beaucoup les tatouages sur les autres personnes, hein. C’est juste pas fait pour moi.

Ewen hoche la tête. Finalement, il se sent de plus en plus à l’aise et se détend. Le serveur leur apporte leurs plats, qu’ils attaquent avec enthousiasme, surtout lui. Il meurt de faim.

— Et toi, tu fais quoi ? Tu es à la fac, c’est ça ?

Après avoir avalé sa bouchée de lasagne, Emilie s’essuie les lèvres avant de parler.

— Je suis des études de langues. Je voudrais devenir prof d’anglais. Mon père est bilingue et on parlait beaucoup anglais à la maison, alors j’ai déjà des bases solides.

— Tu vis avec eux ?

La jeune femme secoue la tête.

— Non, j’ai une chambre dans une résidence étudiante, mes parents habitent à deux cents kilomètres d’ici. Et toi, tu restes chez les tiens par confort ?

Ewen fait passer sa trop grosse bouchée de pizza avec une gorgée de son coca.

— Pas du tout. En fait, être apprenti en salon de tatouage, ce n’est pas comme un apprentissage en entreprise. Il n’y a pas de contrat ni de salaire. Tu dois te démerder pour trouver un tatoueur qui veuille bien te former, il n’y a pas de convention ni rien. La plupart des salons qui prennent des apprentis ne les rémunèrent pas. Tu ne leur sers à rien, c’est eux qui te rendent service, pas l’inverse. Pour ma part j’ai beaucoup de chance de toucher un peu d’argent, parce qu’ils sont sympas, mais ça ne suffit pas pour payer un loyer pour l’instant, alors je profite du fait que mes parents ne me mettent pas dehors pour squatter encore un peu ma chambre d’enfant.

— Oh, je pensais que les tatoueurs gagnaient bien leur vie, moi.

Ewen rit à nouveau. Maintenant qu’il se sent à l’aise, il trouve le moment agréable et il a envie d’en profiter, d’autant qu’Emilie boit ses paroles et le regarde avec un intérêt non dissimulé. Ça lui donne le sentiment d’être plus séduisant, ça lui fait du bien.

— Quand j’aurai des clients, des vrais, je commencerai à gagner plus d’argent, mais en tant qu’apprenti j’ai surtout tatoué des pamplemousses, de la famille et des potes, et vu qu’ils sont tous venus se faire tatouer en étant conscients que je pouvais tout à fait foirer leur dessin, ils ne paient pas la prestation, seulement le matos. Mais je vais avoir mon tout premier vrai client la semaine prochaine, j’ai hâte. Pas pour l’argent, bien sûr. Mais parce que j’ai enfin l’impression d’être prêt. Je vais enfin commencer à faire ce que j’ai envie de faire depuis si longtemps.

Emilie sourit en se demandant si elle ne pourrait pas, quand même, réfléchir à un petit motif qu’elle pourrait commander à Ewen. Quelque chose de discret, placé à un endroit un peu caché… Une étoile sur une hanche, par exemple, pourquoi pas… Ewen est si enthousiaste quand il parle de sa passion qu’il lui donne envie de le laisser graver quelque chose dans sa peau. Et puis l’idée qu’il pose ses mains sur elle lui semble excitante. Pour se donner une contenance, elle reprend :

— Et tu vas tatouer quoi sur ce premier client officiel ?

Les yeux gris clair d’Ewen se font rêveurs et se perdent dans le vide derrière l’épaule de sa compagne.

— Je vais tatouer son cœur.

Chapitre 14

Avant de repartir vers chez lui, Ewen raccompagne Emilie jusqu’à sa cité universitaire. Il patiente devant l’immeuble pour être certain qu’elle soit bien rentrée et ne s’en va que quand un message de sa part lui annonce qu’elle vient de verrouiller sa porte. Il devine qu’elle aurait souhaité un baiser pour conclure leur soirée, mais quelque chose le retenait, alors il s’est penché pour lui faire la bise avant de reculer d’un pas, à nouveau gauche et gêné. Il ne sait pas trop pourquoi il n’a pas sauté sur l’occasion et n’a pas envie d’y réfléchir. Il est crevé et n’a qu’une hâte, rentrer enfin chez lui, prendre une douche et s’effondrer sur son lit.

Il se réjouit de commencer à gagner sa vie bientôt. Bien qu’il aime ses parents, il a vingt ans et l’envie de prendre son indépendance le titille depuis de longs mois. Nils lui a proposé le studio aménagé au troisième étage du Black Ink en attendant qu’il puisse déménager, mais il a refusé, ne voulant pas compliquer la gestion des guests pour l’équipe du shop. En effet, c’est dans ce studio que les guests logent quand ils viennent passer quelques jours sur place. C’est pratique pour tout le monde et ça aurait gêné Ewen de chambouler l’organisation. Pourtant, ce soir, il regrette. Il a encore plus d’une heure de transports en commun à supporter, puisque les facs sont situées à l’autre bout de la ville. Heureusement, il n’est pas si tard que ça, à peine vingt-deux heures, et tous les bus circulent encore, même s’il y en a moins qu’en plein jour.

Assis sur le banc de l’arrêt de bus le plus proche, il patiente en consultant son compte Instagram. Il y poste ses dessins, les tatouages qu’il réalise, quelques selfies. Depuis le début de son apprentissage, il a changé sa bio dans laquelle est maintenant indiqué son lieu de travail, et ça lui a apporté plusieurs milliers d’abonnés supplémentaires. Il ne prend pas la grosse tête pour autant, conscient qu’être connu sur les réseaux équivaut à peu près à être riche au Monopoly. Il consulte les dernières activités sur son compte quand une mention attire son attention.

thi.marsac.photographe a commencé à vous suivre.

Thibault Marsac a déniché son compte Insta et a visiblement liké tous ses derniers selfies, s’il en croit le relevé de ses notifications. Il n’avait pas vu, mais parmi les dizaines d’autres likes quotidiens, il y a ceux de son ami d’enfance. Pas de commentaires, néanmoins.

Le bus arrive enfin. Ewen scanne sa carte de transport et s’installe sur le premier siège libre avant de retourner sur Insta pour regarder quelles photos Thibault a aimées. Un cliché de lui en plein tatouage. Un selfie shooté un matin quand la lumière rasante lui semblait magnifique. Un autoportrait pris en se servant d’un miroir moucheté, dans les sanitaires d’un bar, quelques semaines auparavant. Une série de dessins d’insectes.

Une nouvelle notification apparaît sur son écran. Thi.marsac.photographe vient encore de liker quelque chose sur son compte. Savoir qu’ils sont tous les deux penchés sur leur téléphone au même moment, reliés par le réseau social, donne à Ewen envie de courir jusque chez Thibault pour lui parler directement. Il appuie pour voir ce que son ami a aimé cette fois.

Un ancien croquis, posté deux ans auparavant, quand il n’avait guère plus qu’une centaine d’abonnés. Deux enfants se tenant par la main, tournés vers l’horizon. Un dessin au crayon noir, coloré à l’aquarelle rouge à grands coups de pinceaux qui laissent transparaître la rage qui l’habitait encore, malgré la douceur et la fluidité de ce médium.

Une seconde plus tard, une nouvelle notification apparaît. Un commentaire, cette fois, sous ce même dessin : je regrette de t’avoir blessé.

Chapitre 15

Thibault a le cœur qui bat fort au sein de sa cage thoracique et il savoure cette sensation. Pendant quelques mois, il a eu peur d’en être bientôt privé, et il s’est promis d’embrasser chaque émotion que la vie lui offrirait dans le futur s’il survivait à sa maladie. Alors il passe sa main sur son torse nu et effleure du doigt la cicatrice de ses opérations, remerciant silencieusement son muscle cardiaque d’être désormais vigoureux et plus résistant qu’il ne l’a jamais été.

Il est conscient que des excuses sont nécessaires. De vraies excuses, et des explications solides. Mais en se promenant une fois de plus sur le compte Insta d’Ewen, il a vu ce dessin et il n’a pas pu s’empêcher de laisser quelques mots en commentaire. Comme une invitation, une main tendue.

Il a bien repéré qu’Ewen était connecté en même temps que lui. C’est peu, mais ça l’a rendu heureux. C’est pour lui qu’il est revenu, qu’il a quitté les États-Unis, sa famille et l’existence qu’il s’est créé là-bas. Il n’était même pas sûr qu’Ewen serait encore là. Il aurait très bien pu avoir déménagé loin d’ici, ou avoir carrément changé de pays. Et comme il n’avait gardé aucun contact avec d’autres camarades, il n’a pas pu faire de recherches. C’est poussé par son seul instinct qu’il a choisi de s’installer en ville, décidé à faire tout ce qui était possible pour le retrouver.

Sa quête a abouti beaucoup plus vite que ce qu’il avait prévu, grâce à son projet de tatouage. Pour Thibault, c’est l’œuvre du destin. Et maintenant que celui-ci lui a permis de retrouver Ewen, c’est à lui de faire ce qu’il doit faire pour être pardonné, et pour reprendre sa place dans la vie de son ami.

Quand Ewen like le commentaire qu’il vient de laisser, Thibault considère ça comme un nouveau signe et ouvre son application de messagerie pour lui écrire. Il avait d’abord décidé d’attendre le moment du rendez-vous pour le tatouage, mais il a appris à la dure qu’il ne faut pas repousser les choses qui doivent être faites. Remettre au lendemain, c’est risquer de ne pas avoir de lendemain. On ne l’y reprendra plus.

Qu’est-ce que tu fais ?

Son message est neutre, mais il manifeste son intérêt, sa curiosité, et sans doute un peu de son envie de reconstruire leur relation. Les coches passent au bleu, signifiant qu’Ewen vient de lire ce qu’il a envoyé. Il se redresse et pose ses pieds nus par terre, enfonçant ses orteils dans l’épais tapis qui garnit le sol de son salon, devant le canapé. Il tient son téléphone à deux mains, impatient, en essayant de se raisonner. Ewen pourrait tout à fait l’ignorer. Il doit être chez lui, surfant sur les réseaux avant de s’endormir, déjà couché. Mais une réponse arrive pourtant.

Je rentre chez moi. Les bus de nuit, ça craint.

Cette fois, Thibault se lève et arpente la pièce en réfléchissant à mille à l’heure. Il regarde autour de lui, puis saisit son reflet dans les immenses fenêtres arrondies qui donnent sur l’extérieur. Il ne porte qu’un jean noir, il s’est débarrassé de son pull et de ses chaussettes en remontant, plus tôt dans la soirée. Il pensait vaguement passer un moment sur les réseaux avant d’aller prendre une douche, mais il a été happé par le compte d’Ewen et il a perdu la notion du temps.

Il faut qu’il ose. S’il veut respecter la promesse qu’il s’est faite de ne plus jamais repousser ce qu’il doit faire, alors il faut qu’il réponde à Ewen tout de suite.

Passe à la maison. Viens boire un truc.

Il envoie le message puis en rédige un second juste après.

Viens parler.

Sous le nom d’Ewen, tout en haut, la mention écrit… apparaît. Thibault s’attend à ce qu’il refuse poliment, qu’il lui dise qu’il est déjà trop près de chez lui pour venir, ou qu’il n’a pas vraiment envie de le voir, peut-être. Mais la réponse d’Ewen s’affiche bientôt.

OK. J’en ai pour un quart d’heure.

Oh, merde, souffle Thibault qui s’empresse de répondre avec son adresse, avant qu’Ewen ne change d’avis. Puis il s’extirpe hors de son jean et se précipite sous la douche.

Chapitre 16

Ewen modifie son itinéraire en sautant de son bus à l’arrêt suivant. Il a le choix entre attendre le bus d’une autre ligne, ou marcher quelques kilomètres. Il se décide pour la deuxième option afin de pouvoir se calmer avant de sonner chez Thibault. Celui-ci lui a envoyé son adresse, mais Ewen l’avait déjà mémorisée quand il a enregistré ses données sur l’ordinateur du Black Ink, et il a également regardé sur Street View où se situait le logement. Il ne l’avouera pas, évidemment.

L’air vif et froid apaise sa nervosité. C’est un peu dingue de se dire qu’il se rend chez Thibault. Il n’est pas encore tout à fait habitué à l’idée que celui-ci soit de retour. Il a besoin d’explications, et il semblerait que le moment soit venu. Son palpitant s’affole, probablement parce qu’il marche vite. Ça lui fait du bien de bouger ses muscles même s’il a vraiment froid.

Quand il était assis dans le bus, il a appuyé sur le pseudo de Thibault pour afficher sa page Insta. Il a scrollé à son tour parmi les photos proposées. Thibault y partage les shootings sur lesquels il a travaillé. Son style est sombre, élégant, il joue avec la lumière comme si c’était un tissu supplémentaire drapé sur les corps de ses modèles. Il sublime les courbes féminines, met en valeur les lignes masculines, donnant l’impression que les mannequins sont des créatures surnaturelles venues d’autres galaxies. C’est splendide et Ewen se demande où il a appris ça. Jamais, à l’époque de leur enfance, Thibault n’a mentionné un quelconque intérêt pour la photo, ou l’ambition d’étudier une discipline artistique. C’était un rêveur et Ewen aurait parié sur une carrière de prof de lettres, par exemple. Il composait les meilleures rédactions, savait construire des intrigues et décrire des ambiances à l’aide de quelques mots. Sa curiosité est intense, il a vraiment envie de l’interroger sur sa passion pour l’image, mais ils ont d’abord d’autres choses à tirer au clair.

Il finit par arriver dans la rue où vit Thibault, dans l’un des vieux quartiers du centre. Les immeubles sont en pierre ancienne, les portes sont sculptées et les fenêtres ressemblent à des vitraux. Essoufflé, le jeune homme observe la courte rangée de sonnettes jusqu’à trouver ce qu’il cherche. Il y en a même deux. Un Thibault Marsac - Studio de Photographie, et au-dessus, un T. Marsac. Trois autres noms sont encore disponibles, mais Ewen appuie sans hésiter sur T.Marsac et attend. Quand un léger clic se fait entendre, il pousse la lourde porte de bois et pénètre dans le hall de l’immeuble. Sur sa gauche, une plaque de laiton accrochée sur une porte plus simple indique l’entrée du studio photo. Un peu plus loin devant lui, un vieil escalier de pierre mène aux étages. Il s’y engage d’un pas décidé. Plus il s’approche, plus il se sent sûr de lui. Le moment des explications est enfin venu.

— Entre, fait Thibault quand il arrive au premier étage.

Celui-ci ouvre grand sa porte et s’écarte pour inviter Ewen à pénétrer dans le vaste appartement richement éclairé. Toutes les lampes ont l’air d’être allumées, au point qu’Ewen cligne des yeux après la semi-obscurité de l’escalier et du couloir. Une pensée incongrue à propos de la facture d’électricité lui traverse la tête, mais il se tait et avance de quelques pas. Ensuite, gêné, il s’arrête et attend que son hôte lui indique vers où se diriger. La détermination et la confiance qui l’ont poussé jusqu’ici se sont évanouies dès qu’il a franchi la porte. Maintenant il se sent intimidé, et bizarre. Thibault le rejoint et pose une main légère sur ses reins pour le guider en avant, ce qui déclenche un frisson le long de sa colonne vertébrale.

— Tiens, installe-toi sur le canapé, dit-il d’une voix dans laquelle Ewen détecte une once de nervosité, ce qui le rassure un peu. Je te cherche un truc à boire ?

Il déboutonne son manteau, mais ne l’ôte pas. Thibault ne le lui a pas proposé. Il se perche sur le bord du coussin et attend qu’il revienne de la cuisine, où il l’entend fouiller dans le frigo. Il n’a pas soif, mais avoir un verre ou une canette entre les mains lui donnera une contenance.

— Enlève ta veste, Ewen, crie soudain Thibault. J’arrive.

Ewen se tortille pour obéir puis pose le vêtement à ses côtés. Il observe avec curiosité l’environnement dans lequel vit maintenant son ami d’enfance. La décoration est sobre à l’extrême, et tous les meubles sont de bois clair. Les tissus sont blancs ou beiges, le parquet brillant a la couleur du miel. C’est élégant, éthéré, et ne colle pas avec le souvenir qu’il a gardé de Thibault, fait de t-shirts à l’effigie de superhéros et de papier peint orné de fusées. Celui-ci revient, chargé d’une bouteille de soda et de deux verres qu’il pose sur le plateau de la table basse avant de s’assoir à son tour sur le canapé, à au moins deux mètres d’Ewen. Un silence crispé les sépare et Ewen attend pendant que Thibault verse sans mot dire la boisson dans les verres, sans savoir comment engager cette conversation qui promet d’être compliquée. Il a l’impression que quelque chose l’étrangle et l’empêche de s’exprimer.

Thibault est aussi mal à l’aise que semble l’être Ewen. Son cœur bat si fort qu’il est certain que son ami peut en entendre le son, et il a oublié comment on fait pour respirer. Quand il pousse le verre plein vers Ewen et qu’il se redresse enfin, ses yeux trouvent immédiatement le regard gris clair qui lui a tant manqué. Happé par ce qu’il y lit, il sent sa gorge se serrer et son cœur maintenant si fort se briser entre ses côtes. Il se met à pleurer sans pouvoir s’en empêcher et Ewen lâche une exclamation de surprise avant de se précipiter sur lui pour le prendre dans ses bras.

— Oh, Ewen, gémit Thibault en s’accrochant au tissu noir du sweat de son ami. Tu m’as tellement manqué !

Chapitre 17

Thibault sanglote longtemps. Il ne parvient pas à reprendre son souffle, parce qu’il essaie d’expliquer à Ewen tout ce qui l’a poussé à partir comme un voleur, cinq ans auparavant, tout en s’accrochant à ses épaules, à ses bras, à son pull. Il ne veut pas le lâcher, car il craint qu’Ewen disparaisse aussitôt libéré. Il a peur d’être rejeté. Ça lui semble insupportable.

Mais Ewen n’a aucune intention de s’en aller. Il écoute sans tout comprendre, essaie de consoler et de calmer Thibault, mais celui-ci est plus agité qu’un poisson hors de l’eau et glisse entre ses mains qui ne trouvent pas de point d’ancrage. En désespoir de cause, il finit par enlacer Thibault et le serrer contre lui, l’obligeant à caler sa tête sous son menton. Ainsi liés, l’un patiente tandis que l’autre parvient doucement à s’apaiser, les bras passés autour de la taille de son ami enfin retrouvé.

Ewen ne s’est pas rendu compte tout de suite de ce qu’il faisait, mais voilà qu’il berce doucement le corps fin de Thibault contre le sien et pose sa joue contre ses cheveux. Ça lui semble tout naturel de le serrer entre ses bras, comme quand ils étaient plus jeunes et qu’il le consolait après une énième brimade ou de nouvelles insultes. Ils retrouvent instinctivement les mêmes postures et leurs gestes sont empreints des émotions charriées par leurs souvenirs. Calmé, Thibault ferme les yeux et savoure la sensation d’être pressé contre la silhouette rassurante de son ami. Il se sent petit et fragile contre lui, mais aussi protégé, à l’abri de tout. Plus que jamais, il regrette d’avoir blessé Ewen, d’avoir brisé ce cœur dont il perçoit les battements violents contre son propre torse, à peine assourdis par l’épaisseur de leurs vêtements et de leur chair.

— Merci d’être venu, murmure-t-il, la bouche dans le molleton noir, une dernière larme se frayant un passage le long de son nez.

Ewen ne répond rien, mais le serre plus fort dans ses bras, comme s’il n’allait plus le lâcher. Quelque chose d’humide glisse sur le crâne de Thibault qui comprend alors qu’Ewen pleure, lui aussi. Ewen n’a jamais pleuré. C’était toujours le plus fort, le plus solide de leur duo, celui qui se mettait entre Thibault et le reste du monde pour le protéger, celui qui encaissait les chocs quand il fallait en venir aux mains. Il se battait rarement, mais parfois les injures et le harcèlement allaient trop loin et il corrigeait les autres enfants à coups de poing, et ensuite Thibault se serrait contre lui pour le remercier silencieusement, désolé qu’Ewen souffre par sa faute, éperdu d’admiration devant le courage de son ami.

Thibault recule la tête, même si Ewen essaie de l’en empêcher. Pudique, il refuse de montrer ses larmes, mais Thibault l’oblige à desserrer son étreinte. Face à face, tout près l’un de l’autre, leurs genoux et leurs cuisses sont toujours en contact. Thibault lève les mains pour essuyer le visage de l’homme qu’est devenu son ami. Ses pouces emportent les pleurs, mais un chagrin ancien plombe encore le regard triste d’Ewen. Le moment est venu de s’expliquer.

— Tu n’imagines pas comme je m’en veux d’avoir agi comme je l’ai fait, commence Thibault d’une voix brisée. Je l’ai regretté à la minute où j’ai atterri aux US avec ma famille, mais c’était déjà trop tard.

Il laisse retomber ses bras, mais ne s’écarte pas. Bien qu’il fasse toujours chaud chez lui, il se sent glacé et refuse de s’éloigner d’Ewen maintenant qu’il a retrouvé sa chaleur. Celui-ci se tait, mais Thibault sait que son attention est tout entière dirigée vers lui. Il hésite une seconde avant d’attraper dans les siennes les mains qu’Ewen a posées sur ses cuisses. Elles lui semblent si grandes par rapport à ses souvenirs, si puissantes, que les siennes paraissent encore plus minces et frêles qu’auparavant. Ewen ne le repousse pas. Il ne le quitte pas du regard.

— Deux jours avant le début des épreuves du brevet, j’ai fait une première crise cardiaque, avoue le jeune photographe en tremblant légèrement au souvenir de la panique qu’il a ressentie en se sentant mourir.

Ewen lâche un « putain » assourdi et enveloppe les mains blanches de Thibault entre les siennes.

— Pourquoi…

— Pourquoi je n’ai rien dit ?

Un sourire triste étire ses lèvres qu’il mordille avant de reprendre la parole, concentré sur les doigts d’Ewen qui retiennent ses mains sur ses cuisses.

— J’étais à l’hôpital. Je n’avais pas de portable, et mes parents organisaient notre départ pour les États-Unis en catastrophe. On leur a annoncé que le seul chirurgien capable de maîtriser l’opération qui pouvait me sauver se trouvait là-bas, dans un hôpital à New York. J’ai laissé filer l’occasion de t’appeler en me disant que de toute façon, j’allais mourir, alors à quoi bon ? J’ai eu peur que tu viennes à l’hôpital, que tu t’effraies de me voir branché de partout, j’ai eu peur de découvrir du dégoût dans tes yeux… J’ai simplement eu trop peur, Ewen. Je croyais que ce serait plus facile de ne rien te dire.

Ewen secoue la tête, refusant les arguments de Thibault.

— Des gens font des crises cardiaques tous les jours et ils n’ont pas besoin de filer à l’autre bout du monde pour se faire soigner, gronde-t-il.

— Je sais, mais moi, j’étais malade depuis l’enfance, et mes parents pensaient que j’étais condamné à mourir jeune. Ma malformation était rare et compliquée. Tu te souviens de mon père, non ? C’est une baraque. Ma mère est grande et forte, elle aussi. Si je suis resté petit et maigre aussi longtemps, si je ne participais jamais en cours de sport, si je devenais bleu rien qu’en grimpant au second étage du collège, c’était à cause de ça, mais je n’avais pas envie d’en parler. À personne.

— Même pas à moi.

C’est un constat amer qui échappe à Ewen. Il lâche les mains de Thibault et se lève pour faire des allers-retours sur le parquet, incapable de rester assis. Il se sent trahi. Il se pensait proche de Thibault dans son enfance, plus proche que n’importe qui d’autre. Bon sang, ils ont même mêlé leur sang lors d’une cérémonie ultrasecrète durant laquelle ils ont coupé dans la pulpe de leurs pouces avec un cutter volé au père d’Ewen, avant de les coller l’un à l’autre !

Ewen crève de chaud. Il ôte rageusement son sweat et le jette sur le dossier du canapé, avant de se diriger vers la grande baie vitrée cintrée qui surplombe la rue. Dehors, il fait nuit noire, comme dans son cœur. Mais quand Thibault se glisse à côté de lui et lui prend timidement la main, Ewen ne bouge pas, retenant son premier réflexe de repousser son ami. Thibault entrelace ses doigts à ceux d’Ewen et s’appuie avec légèreté contre son bras, craignant d’être rejeté, mais déterminé à s’imposer. Il s’est juré de ne plus perdre de temps.

— J’étais déjà assez faiblard comme ça aux yeux de tout le monde. Même aux tiens. Je ne voulais pas de ta pitié.

Ewen se sent offensé. Sans lâcher sa main, il se tourne vers Thibault en fronçant les sourcils.

— Je n’ai jamais eu pitié de toi, bordel ! Tu étais mon ami ! Mon meilleur ami !

Thibault le considère en silence pendant quelques secondes. Ses yeux vert jade parcourent le beau visage aux angles si masculins, l’arête du nez, la bouche tentatrice, les cheveux d’or.

Le moment est venu, même s’il risque de tout gâcher.

— Mais moi, j’étais amoureux de toi.

Chapitre 18

Thibault a peur qu’Ewen le fuie. Il sait parfaitement à quel point certains hommes se sentent menacés par son homosexualité. Il n’a jamais eu la patience de leur expliquer que non, être homo ne lui donnait pas systématiquement envie de déshabiller chaque garçon passant à sa portée. Ce n’est pas à lui de faire l’éducation des ignares, des gens pétris de croyances tordues. Ces gens-là, il ne leur accorde tout simplement pas d’attention. La vie est trop courte, il a mieux à faire de son temps.

Il ne pense pas qu’Ewen fasse partie de cette catégorie d’humains intolérants, mais il ne l’a pas vu depuis cinq longues années et personne n’est à l’abri de devenir con avec le temps. Il s’attend plus ou moins à ce qu’Ewen lâche sa main et s’en aille à l’autre bout du salon pour se mettre à l’abri, mais à son grand étonnement, le jeune tatoueur ne bouge pas. Au bout d’une seconde, il lui serre même les doigts un peu plus fort, provoquant une tempête d’émotions au creux de sa poitrine.

Sans le quitter des yeux, Ewen ouvre la bouche et lui demande :

— Amoureux ?

Ewen n’est pas certain de comprendre ce que Thibault a voulu dire par là. Amoureux, comme dans « je t’aime » ? Comme dans « je veux t’embrasser, te serrer contre moi et te faire l’amour » ? Amoureux, avec de vrais sentiments, une attirance physique, l’envie de tout partager ? Il observe le visage pâle de son ami, ses yeux au vert si intense, et remarque son front plissé par l’inquiétude et sa bouche qui tremble un peu. Il aimerait passer son bras par-dessus ses épaules pour le rassurer, mais il n’ose plus, il ne sait plus où il en est. La seule chose dont il est certain actuellement, c’est qu’il refuse que Thibault ait l’impression d’être repoussé à cause de cette révélation. Confusément, il est conscient que s’il s’éloigne maintenant, leur relation ne s’en relèvera pas, et il en est hors de question.

Comme il ne fait pas mine de bouger, Thibault s’apaise et trouve le courage de poursuivre sa confession.

— Amoureux, depuis toujours. Quand ma famille me demandait si j’avais une amoureuse à l’école, je leur disais oui, il s’appelle Ewen, jusqu’à ce qu’on me fasse comprendre qu’il valait mieux me taire. Petit à petit, j’ai appris à garder ça pour moi, mais pourquoi crois-tu qu’on me harcelait, au collège ? Pédé, tapette, tu devais bien savoir ce que ça voulait dire, non ?

C’est un peu surréaliste, cette conversation d’apparence si calme, cet échange d’informations cruciales et émotionnellement éreintantes, avouées sur le même ton qu’on utiliserait pour parler de la météo. Thibault comme Ewen a le cœur qui s’affole, les paumes moites et la sueur qui perle sur ses tempes, et l’impression que sa respiration n’a plus rien de naturel. Ewen réfléchit avant de répondre.

— Je l’ignorais, Thibault. Sincèrement. Je ne m’intéressais pas à la romance, aux relations amoureuses. Ni avec les filles ni avec personne. Je n’avais pas besoin de ça, puisque je t’avais, toi.

Oh, ce coup au cœur, mi-terrible, mi-délicieux, qui secoue Thibault jusqu’à l’os. Ewen ne s’en rend pas compte, mais il vient d’ouvrir une brèche dans les certitudes mélancoliques de son ami.

— Est-ce que ça change quelque chose entre nous ? Est-ce que tu acceptes mes excuses ? Je veux redevenir ton ami, Ewen. J’en ai toujours eu envie, dès que je me suis rendu compte de ma connerie. Mais je devais guérir d’abord, pour ne pas te briser une seconde fois.

Ewen lève le visage vers le ciel sombre et essaie de distinguer les étoiles dans l’obscurité, mais l’appartement de Thibault est trop éclairé pour qu’il réussisse à voir l’extérieur. Il finit par céder à son envie et dégage sa main pour pouvoir passer son bras autour des épaules de son ami. Il note à quel point il lui semble frêle. Sans le regarder, il exerce une légère pression pour le rapprocher de lui, le cœur battant. Il veut qu’il comprenne que ça ne change rien. Il lui pardonne, et il est heureux de l’avoir retrouvé.

— Raconte-moi tout ce qui s’est passé pendant ces cinq ans, Thi. Je veux savoir le nom du type qui t’a sauvé la vie, ce qu’il a fallu faire pour te réparer, où tu as poursuivi tes études, comment tu es devenu photographe. Tu aurais quelque chose à grignoter, par hasard ?

Chapitre 19

Thibault a éteint quelques lampes et allumé la télévision sur une chaîne au hasard, juste pour que les moments de silence à venir ne soient pas gênants. Il veut faire de son mieux pour faciliter la vie à Ewen, dont l’esprit doit bouillonner depuis sa confession. Il est très conscient que ni l’un ni l’autre n’a abordé la question de ses sentiments actuels. Ils en sont restés à « j’étais amoureux dans le passé », sans chercher à aller plus loin. Et c’est très bien ainsi.

Pour le moment.

Il n’y a pas de chips dans les placards de Thibault. Trop grasses, trop salées, il n’en consomme jamais. Alors il sort les baby carottes qu’il a achetées à l’épicerie du coin et une sauce légère au fromage blanc, mais les deux jeunes gens oublient de manger à force de discuter. Ils se sont installés sur le canapé. Ewen a replié une jambe sous son corps pour pouvoir se tourner vers Thibault qui s’est assis en tailleur à ses côtés. De temps en temps, son genou frôle la cuisse d’Ewen, mais ni l’un ni l’autre ne semble s’en soucier. Après avoir grignoté deux ou trois carottes, ils se concentrent l’un sur l’autre et sur tout le temps qu’ils essaient de rattraper.

— Mon père mettait de l’argent de côté tous les mois depuis que ma malformation avait été diagnostiquée, pour le cas où il faudrait payer un hébergement longue durée près d’un hôpital ou autre chose. Tant mieux, parce que le déménagement aux US et l’opération ont coûté bonbon. Il ne restait plus rien une fois qu’on a eu fini de me recoudre. Heureusement, il a été embauché dans la branche américaine de sa boîte et on a pu bénéficier de son assurance santé, sinon on n’aurait jamais pu s’en sortir.

— J’ai déposé un dossier d’inscription à la fac pour préparer le concours de prof d’arts plastiques, mais quand je suis allé au Black Ink pour leur montrer mon book, ils m’ont proposé un apprentissage alors j’ai laissé tomber mon projet de suivre des études. Je n’aurais jamais osé rêver de pouvoir vraiment devenir tatoueur, ça me semblait tellement ambitieux ! Ma mère a poussé une de ces gueulantes ! Et figure-toi que ma prof d’arts plastiques du lycée, c’est la tante du patron. C’est fou, non ?

— J’ai dû être opéré deux fois. Au bout de deux ans, on s’est aperçu que j’avais un second souci au niveau des valves. Je devenais bleu alors que je ne bougeais presque pas de mon lit. Heureusement que j’ai pu bénéficier de cette deuxième opération. Je ne serais plus là, sinon.

Les questions et les réponses fusent de part et d’autre, jusqu’à ce que le téléphone d’Ewen sonne, brisant leur bulle.

— Merde, c’est ma mère, je ne l’ai pas prévenue que je revenais si tard… Putain, c’est loupé pour rentrer en bus ! Allô, maman, désolé, je suis avec un pote, là… Je n’ai pas vu l’heure.

Thibault tapote le genou d’Ewen pour attirer son attention.

— Tu peux dormir ici si tu veux, murmure-t-il en se sentant rougir.

Heureusement qu’il a baissé la lumière, ainsi Ewen ne risque pas de s’en apercevoir. Il attrape une petite carotte pour se donner une contenance et croque dedans sans regarder le jeune homme.

— Je vais rester dormir chez mon pote, maman, désolé de ne pas t’avoir prévenue. Oui, pas de problème, va te coucher. Bonne nuit.

Ewen jette son téléphone sur le canapé et fixe l’écran de télévision sans le voir. Lui aussi s’est bien rendu compte qu’ils n’ont pas parlé des sentiments actuels de Thibault. Il ne veut pas lui donner de faux espoirs. Il n’est pas gay, il ne pourra rien arriver entre eux. Il refuse de faire souffrir son ami, mais celui-ci est sûrement passé à autre chose, depuis le temps. Ewen ne pense pas que Thibault soit toujours amoureux de lui. Il le lui aurait certainement avoué en même temps que tout le reste, non ?

— Merci de me prêter ton canapé, Thi. Je n’avais pas très envie de commander un Uber, et il fait trop froid dehors.

— Pas de problème, je ne vais pas te mettre à la porte, il y a assez de place chez moi. Est-ce que tu as besoin d’un chargeur ? De fringues, ou d’autre chose ?

Le regard d’Ewen glisse sur le corps svelte de son ami. Thibault frissonne, il a l’impression qu’Ewen vient de le toucher et ses tétons durcissent sous le fin tissu de son t-shirt. Il remue un peu et change de position, appuie ses talons sur le bord de la table basse.

— Pas sûr que tes fringues me conviennent, mon pote, constate Ewen. Je dois faire trente kilos de plus que toi, au bas mot.

— J’ai de quoi te dépanner, j’ai quelques fringues qu’un ami a oubliées il y a quelque temps, avoue Thibault sans le regarder.

Ewen fronce les sourcils. Un ami qui oublie ses fringues, ou un petit ami ? Mais il ne pose pas la question, bien que l’image de Thibault dans les bras d’un inconnu le fasse grimacer un peu. Il espère que ledit ami s’est montré correct avec lui et qu’il ne lui a pas fait de mal. Son instinct protecteur s’éveille, assaisonné d’une pointe de jalousie qu’il ne reconnait néanmoins pas comme telle. Thibault se lève et se dirige gracieusement vers sa chambre, ses pieds nus silencieux sur le parquet ciré. Il fouille dans sa commode jusqu’à mettre la main sur ce qu’il cherche. Il revient au salon et tend le paquet de vêtements à Ewen qui le pose sur ses genoux avant de déplier chaque pièce pour jauger de sa taille. Le pantalon de jogging noir et le t-shirt de coton semblent appartenir à quelqu’un de plus grand et plus large que lui. Quelqu’un avec un gabarit de souleveur de fonte. Thibault est trop mince pour sortir avec un gars aussi baraqué, enfin. Ewen n’y connaît pas grand-chose sur l’amour physique entre deux hommes, mais il imagine mal son meilleur ami dans les bras d’un type pesant deux fois son poids. Il replie les vêtements et les pose sur le côté en essayant de masquer son mécontentement. Il n’a rien à dire, après tout, mais ça lui déplaît profondément. Et puis il fait vraiment étouffant, ici, encore plus chaud que tout à l’heure.

— Tu penses que la taille conviendra ?

Thibault se sent intimidé, il détecte le changement d’état d’esprit de son compagnon et ne comprend pas ce qui lui pose problème. Il espère que ce n’est pas l’idée de partager une nuit au même endroit qu’un gay qui le mette de mauvaise humeur. Impossible de le rassurer, pourtant, ce serait trop gênant.

— Oui, ton pote doit être super baraqué, ce sera même trop grand, marmonne Ewen en se levant. Je peux utiliser ta douche ?

— Oh, oui, bien sûr, suis-moi.

Ewen ne manque pas de constater que Thibault ne relève pas sa remarque. Il attend d’être seul dans la salle de bains pour serrer les poings et scruter son reflet dans la glace, sourcils froncés et regard orageux. Il a l’air d’être en colère. Il est en colère. Thibault devrait faire plus attention à lui, mieux prendre soin de lui. Il se déshabille et entre dans la douche, où il essaie de se calmer en réglant le mitigeur pour que l’eau soit froide. Il attrape le savon de Thibault qu’il fait mousser dans sa paume avant de le renifler. Il sent le citron et le gingembre, avec une touche de musc. C’est un mélange tellement masculin, tellement sexy. Est-ce que le fameux copain qui a oublié ses fringues aime cette odeur, lui aussi ? Ewen soupire. Il faut qu’il se calme, il n’a aucun droit de se montrer aussi possessif envers son ami d’enfance. Il inspire et expire longuement avant de laisser l’eau et le parfum du savon emporter son agacement.

Quand Ewen quitte la salle de bains, vêtu du pantalon de jogging qu’il porte bas sur les hanches, Thibault a débarrassé la table basse et apporté un oreiller et une couette qu’il a disposés sur le canapé. Il se redresse et son regard tombe sur le torse nu d’Ewen. Il a l’air de meilleure humeur que tout à l’heure, au grand soulagement du jeune photographe qui n’a pas compris pourquoi il s’est subitement renfrogné.

— Il faut super chaud, chez toi, dit Ewen avec un sourire gêné, le t-shirt à la main.

Comme si ça dérangeait Thibault, qui essaie de ne pas boire son ami du regard. Pourtant, il n’arrive pas à s’en empêcher, mais il trouve une excuse et désigne du doigt le torse d’Ewen.

— Tu as de très beaux tatouages, dit-il en espérant que sa voix ne flanche pas.

Ewen lève les bras et parade un peu pour faire admirer les motifs qui ornent sa peau, de ses poignets à ses épaules, ainsi que sur ses pectoraux et ses abdos ciselés. Dans les souvenirs que Thibault chérit précieusement depuis longtemps, Ewen était grand et fort, mais certainement pas musclé comme il l’est maintenant. Les paumes du photographe aspirent à caresser les images et les reliefs et il a bien du mal à ne pas révéler son attirance.

— Tu fais du sport ? Tu pourrais poser pour des photos, tu as la silhouette idéale, croasse-t-il.

C’est purement professionnel, et ça lui permet d’avouer à demi-mot à quel point il apprécie ce qu’il voit, sans que ça ne prête à confusion. Les iris d’Ewen brillent et il s’approche de Thibault qui doit lever les yeux pour continuer à le regarder. Lui aussi aimerait bien enlever son t-shirt, il a très envie de presser sa peau nue contre celle d’Ewen. Mais il reste sagement debout sans bouger, essayant de se faire à l’idée qu’il a enfin retrouvé celui qui lui manquait tant, et qu’il est encore plus beau que dans son souvenir.

— Je suis obligé de faire du sport, pour éviter les maux de dos à force de tatouer penché. Comment es-tu devenu photographe ?

Ewen contourne le canapé et se laisse tomber sur la couette. Il se sent crevé, épuisé par ses émotions, mais il répugne à interrompre la soirée. Il veut continuer à parler avec Thibault. Il lui a tellement manqué qu’il a l’impression de ne pas pouvoir se rassasier de sa présence. Celui-ci vient s’assoir à côté de lui et se raconte encore un peu, sans le regarder cette fois.

— Grâce à mes séjours à l’hôpital, commence-t-il. Mes parents m’ont offert un smartphone pour que je puisse passer le temps puisque je ne pouvais pas aller en cours. Je suivais des études par correspondance, mais sans conviction. Je préférais traîner dans tout le bâtiment pour photographier tout ce que je pouvais. Au bout de quelques semaines, les infirmières me demandaient de les prendre en photo et de leur envoyer les clichés pour leurs réseaux sociaux. Apparemment, j’étais doué. Et après ma deuxième opération, on m’a mis en chambre avec un autre patient. C’était un type qui bossait pour une agence de mannequins internationale. Il avait la trentaine, mais il fumait comme un pompier et il a fait une crise cardiaque qui l’a expédié au repos forcé. On a sympathisé et un soir il a fait une rupture d’anévrisme, mais j’ai remarqué qu’il y avait un problème parce qu’il s’est arrêté de parler en plein milieu d’une phrase. J’ai appelé la cavalerie. On l’a opéré d’urgence et ça lui a sauvé la vie.

Thibault hausse les épaules. Les souvenirs sont douloureux, mais ce sont ces événements qui l’ont mené à cette carrière qu’il adore.

— Il m’a pris sous son aile et m’a appris le métier. C’est un super pote, maintenant, et c’est grâce à ses relations que ça marche aussi bien pour moi aujourd’hui.

Ewen n’entend pas laisser son ami minimiser ainsi son talent. Il se penche pour entourer ses épaules de son bras, comme il l’a fait un peu plus tôt, et le serre contre lui sans voir les joues de Thibault devenir écarlates.

— J’ai vu ton Insta, si ça marche c’est parce que tu es doué, mec. Tu as un talent incroyable, tu maîtrises la lumière comme si tu avais déjà trente ans d’expérience derrière toi. Il a peut-être des relations, ce type, mais sans ton talent, ça n’aurait pas suffi.

Thibault ne peut pas répondre. Pressé contre les côtes nues d’Ewen, il cherche son souffle et réalise qu’il est toujours complètement et irrémédiablement amoureux de lui, comme quand il avait quinze ans. 

Chapitre 20

Noël approche, impossible de l’oublier quand chaque lampadaire, chaque vitrine, chaque porte est décoré de nœuds rouges ou verts, de guirlandes lumineuses et de paquets brillants. Ewen se dirige vers le Black Ink à pas rapides en admirant le givre qui blanchit les toiles que les araignées ont tissées entre les appuis de fenêtre et les branches de houx qui les ornent. Tout lui paraît resplendissant, ce matin, et il se réjouit d’être vivant, en bonne santé, et d’avoir un job passionnant.

Thibault et lui se sont finalement endormis ensemble sur le canapé, la veille, après avoir épuisé leur énergie en se racontant tout ce qui leur était arrivé durant ces cinq dernières années. Ils se sont réveillés enlacés par-dessus la couette, Thibault coincé sous le bras d’Ewen, le visage contre son torse. Lors de leurs soirées pyjama d’enfants, quand ils essayaient de rester éveillés toute la nuit, cela se produisait souvent. Mais cette fois, ce sont deux adultes qui ont ouvert les yeux presque en même temps, qui se sont observés en silence pendant une minute avant de pouffer comme des gamins. Ewen est heureux qu’il n’y ait pas eu de gêne entre eux, malgré l’érection matinale de Thibault qu’il sentait pressée contre sa cuisse. Grâce au ciel, il s’est dégagé de leur étreinte avant que ce dernier ne puisse remarquer la sienne, libre de toute entrave sous le seul tissu du survêtement enfilé la veille.

Le jeune tatoueur tient à la main un sac en plastique contenant le fameux pantalon et le t-shirt, bien qu’il n’ait pas porté ce dernier.

— Je les embarque, je te les rendrai quand je les aurai lavés, a-t-il dit à Thibault.

Il n’a aucune intention de les rendre à ce dernier. S’il n’y a plus rien qui appartienne à ce mystérieux ami costaud dans l’appartement, il n’y a aucune raison qu’il revienne lui rendre visite, n’est-ce pas ? Ewen reste persuadé que Thibault ne devrait pas sortir — ou pire — avec un type physiquement aussi différent. Il le pense en toute amitié, bien sûr. Maintenant qu’il est de retour dans sa vie, il va pouvoir prendre soin de lui, et il s’en réjouit.

Il passe devant un container sur lequel une affiche indique que les vêtements collectés seront redistribués à des personnes dans le besoin. Sans hésiter, il y jette le sac contenant le pantalon et le t-shirt avant de poursuivre sa route, plus alerte que jamais, en direction du petit café où il a ses habitudes.

— Bonjour, l’interpelle Emilie quand il tourne au coin de la rue.

Elle se dirige vers le café, elle aussi, et lui sourit gentiment. C’est vrai qu’il l’a emmenée dîner, la veille. Il l’avait oubliée. Un peu honteux, il répond à son sourire et désigne l’entrée du petit commerce d’un geste du menton.

— Je t’invite ?

La jeune femme accepte avec plaisir et le précède dans la salle où plusieurs clients attendent leur tour. Emilie se serre un peu contre Ewen. Elle aurait voulu un baiser pour conclure leur soirée et ne sait pas comment réclamer un nouveau rendez-vous sans paraître collante. Au fond d’elle, une petite voix persiste à murmurer que si Ewen était réellement intéressé, il l’aurait déjà embrassée, mais elle refuse de l’écouter. C’est la première fois qu’un homme lui plaît autant. Et puis le fait qu’il la respecte et qu’il ne cherche pas à aller plus vite, ça lui semble si rafraîchissant qu’elle se pense bien chanceuse. Elle secoue ses longues boucles auburn et lève le visage vers Ewen qui ne la regarde pas. Les yeux dans le vague, un demi-sourire rêveur flotte sur sa bouche. Il a vraiment l’air d’un artiste, un peu ailleurs, romantique et poétique. Emilie craque plus fort encore et décide de se montrer audacieuse, alors elle prend son courage à deux mains et s’accroche au bras du jeune homme avant de lui sourire timidement.

— Désolée, j’ai trébuché, chuchote-t-elle sans le lâcher.

— Pas de souci, répond Ewen sur le même ton sans la repousser.

Ils avancent de quelques pas dans la file.

— Tu travailles toute la journée ?

Ewen secoue la tête, dérangeant les ondulations dorées de ses mèches folles.

— J’arrête plus tôt, je veux aller faire mes achats de Noël, je suis en retard, explique-t-il. Il m’en manque juste un, mais c’est le plus important.

Emilie se sent frémir. Est-ce qu’il envisage de lui acheter quelque chose ? La perspective l’enchante, mais au fond d’elle, un doute perdure. Ils ne se connaissent presque pas. C’est irréaliste, n’est-ce pas ?

— D’ailleurs, est-ce que tu t’y connais en déco intérieure ?

La question d’Ewen la prend de court.

— J’aimerais offrir un truc pour l’appart de mon meilleur ami, ajoute-t-il, les yeux brillants. Il a emménagé il y a quelques semaines et il n’a absolument rien de décoratif chez lui, mais c’est vraiment un domaine auquel je ne connais rien du tout. Tu aurais des boutiques à me conseiller, peut-être ?

Cette fois, Emilie est certaine que ce n’est pas pour elle qu’il cherche un cadeau, mais elle saute sur l’occasion de passer un moment en sa compagnie, quitte à sécher ses cours de l’après-midi. Tant pis.

— On pourrait aller aux Galeries. Je t’attends devant le shop à quelle heure ?

Ewen est un brin surpris, mais Emilie ne lui laisse pas vraiment le choix, et puis elle pourra sans doute l’aider à sélectionner quelque chose qui corresponde à Thibault. Alors ils se donnent rendez-vous un peu plus tard, et la jeune fille repart en souriant largement, heureuse à l’idée de retrouver son crush aussi vite.

Chapitre 21

Ewen et Emilie déambulent entre les rayons. Rien de ce que lui montre la jeune fille ne convient au tatoueur. Ils se promènent d’étage en étage depuis plus d’une heure, sans succès.

— Et ton ami, il voudrait peut-être une petite lampe ? La lumière d’ambiance, c’est sympa…

Ewen secoue la tête.

— Non, il est équipé. Tout est très clair, chez lui, très brut, sobre… Mais lui, il est… délicat, un peu sombre, un peu torturé, mais il a de la lumière en lui, c’est un artiste…

Emilie s’assombrit. Ewen ne cesse de lui vanter les mérites de ce fameux Thibault. Il est mignon, il est élégant, il a du talent, il bouge bien, il a du goût, et elle commence à être un peu agacée de l’entendre s’extasier sur ce type, honnêtement. Mais elle continue ses recherches, déterminée à trouver quelque chose qui satisfasse Ewen, pour pouvoir ensuite l’inviter à boire un café quelque part. Alors elle se dirige vers le rayon suivant et examine les objets qui y sont disposés. Elle tâte une statuette en bois puis la repose pour prendre un vase blanc à l’arrondi délicat entre ses mains fines. Ewen erre parmi des piles de coussins, en attrape un pour le tripoter avant de le rejeter au fond du rayonnage.

— Et un objet utile, comme un beau stylo ou une tasse pour le café ?

La proposition lui semblait bonne, mais Ewen la rejette encore une fois.

— Un beau stylo ne l’intéressera pas, et il ne boit pas de café. Il est photographe, peut-être un truc en rapport avec ça ? Tu verrais ses portraits, il a un talent de dingue.

Emilie ne relève pas. Ça fait déjà dix fois qu’elle entend la même chose depuis une heure. Elle se dirige en silence vers la sortie du magasin, mais Ewen se rend compte de ce qu’elle fait et la rattrape avant qu’elle ne franchisse la porte.

— Excuse-moi, Emilie, je suis pénible, je sais, marmonne-t-il. Je n’ai jamais été doué pour le shopping, je suis désolé.

Emilie observe son visage qui affiche un air contrit et pousse un petit soupir. Elle a compris, elle sait désormais que c’est peine perdue. Heureusement qu’elle n’est pas encore tombée vraiment amoureuse, elle n’aurait pas aimé avoir le cœur brisé à quelques jours de Noël. Et puis peut-être qu’ils pourront rester amis, après tout. Ils s’entendent bien, et elle le trouve génial. Mais il n’est pas pour elle. Alors elle l’entraîne à l’extérieur du magasin et lui caresse doucement la joue, en soupirant quand il fait un pas en arrière, surpris.

— Ton ami, Thibault, il a bien de la chance, murmure-t-elle. Je dois y aller, j’ai encore une heure de cours tout à l’heure. Bon courage pour ton shopping. Si je peux me permettre, puisque c’est aussi un artiste, il pourrait peut-être apprécier un cadeau un peu différent, comme un dessin ou un tableau. Et puis ça te donnerait un support pour partager tes sentiments, par la même occasion. Si j’étais toi, j’y réfléchirais dès maintenant. Au revoir, Ewen, et bonne chance.

La jeune femme disparaît dans la foule de badauds emmitouflés, laissant Ewen ruminer ce qu’elle vient de lui dire. Il se reproche son comportement. À cause de lui, Emilie a passé un mauvais après-midi. Il ne s’est pas intéressé à elle, il s’est montré pénible et n’a pas arrêté de parler de Thibault au lieu de profiter du fait qu’une jolie fille se promenait avec plaisir en sa compagnie. Pourtant, il doit s’avouer qu’il est soulagé d’être seul, car il sent qu’il a besoin de réfléchir. Trop de choses tournent dans sa tête. Trop de questions, trop de souvenirs à analyser. Tant pis pour le cadeau, il décide de retourner au Black Ink pour dessiner un peu. Dessiner lui a toujours permis de faire le tri dans ses pensées. Le glissement du crayon sur le papier l’aidera à mettre les choses à plat, comme d’habitude.

— Eh ben, bonhomme, tu n’avais pas un rencart ?

Sofia l’apostrophe quand il pousse la porte du shop. Rieuse, la jeune femme lui envoie un petit clin d’œil avant de se concentrer à nouveau sur l’écran de l’ordinateur, où elle travaille sur les différents plannings. Pour une fois, l’accueil est vide, aucun client ne patiente avant son rendez-vous. Le bruit des dermographes emplit l’atmosphère et un chant de Noël version électro égaie la pièce. Ewen se dirige vers le comptoir et croise les bras sur la surface. La body pierceuse relève sa tête aux boucles roses et le regarde d’un air curieux.

— Tout va bien ?

Ewen l’adore, au même titre que tous les autres membres de l’équipe du Black Ink. Il a trouvé en eux des amis, quasiment une nouvelle famille. Sofia n’est pas beaucoup plus âgée que lui, elle pourrait tout à fait être sa sœur.

— Si un gars que tu aimes bien n’arrêtait pas de te parler de son meilleur pote au lieu de se concentrer sur toi, qu’est-ce que tu en penserais ?

Sofia ne fait pas semblant de réfléchir. La réponse, honnête et spontanée, s’échappe de sa bouche dès qu’Ewen se tait.

— J’en penserais que le gars que j’aime bien est amoureux de son meilleur pote, évidemment.

Chapitre 22

Thibault se sent fébrile. Comme le lui a conseillé Ewen, il a bien mangé la veille, avalé un bon petit déjeuner ce matin, s’est hydraté convenablement, et a pris une douche pendant laquelle il a rasé son torse quasiment imberbe avant d’enfiler des vêtements confortables. Quand il entre dans le salon de tatouage, il ne sait pas trop s’il tremble de peur ou parce qu’il va revoir Ewen pour la première fois après qu’ils se soient réveillés dans les bras l’un de l’autre, la semaine dernière.

Le souvenir le fait encore rougir. Il est persuadé d’avoir ondulé des hanches contre la cuisse solide de son ami avant de se réveiller pour de bon, parce que son érection était pressée contre sa chaleur et qu’il avait jeté sa propre cuisse par-dessus la jambe d’Ewen. En plus, quand il a ouvert les yeux, la première chose qu’il a remarquée était la bosse qui tendait le tissu du pantalon qu’Ewen avait enfilé après sa douche. Il s’est empressé de lever la tête pour échapper à la tentation d’y poser la main, mais Ewen était déjà réveillé et ils se sont fixés sans rien dire pendant un long moment horriblement gênant, avant d’éclater de rire au même moment, relâchant fort heureusement la tension.

Hors de question de faire du gringue à Ewen. Il refuse de l’effrayer.

La jolie jeune femme aux cheveux roses et au teint mat qui trône derrière le comptoir de l’accueil lui sourit gentiment.

— Salut, ton nom c’est Thibault, c’est bien ça ?

Thibault hoche la tête et s’approche pour lui serrer la main.

— Ne t’en fais pas trop pour ton tatouage, dit-elle ensuite. Ewen est peut-être encore apprenti, mais il est super doué et j’adore le motif qu’il a encré sur moi.

Elle se tourne et tire un peu sur son col pour lui faire voir l’arrière de son épaule ornée d’un splendide coléoptère.

— Il est vraiment réussi, approuve Thibault. Je ne me fais pas de souci pour ça, je suis certain qu’Ewen va faire du bon boulot, mais j’ai un peu peur de la douleur.

— Ça fait partie du package ! Mais tu verras, on s’y habitue vite.

Thibault en doute. Il a l’impression d’avoir déjà assez souffert pour toute une vie, mais il tient à ce tatouage, et rien ne pourra le faire changer d’avis, même pas ses propres craintes. Carpe diem, encore une fois, se dit-il.

Ewen apparaît et son sourire accélère les battements de son cœur. Le t-shirt du shop serre de près son torse athlétique et laisse nus ses bras où s’entrelacent des motifs à l’encre noire. Il a noué ses cheveux avec un élastique, ce qui dégage son visage et met en valeur la ligne sexy de sa mâchoire. Quand il précède Thibault vers le box, celui-ci ne peut pas empêcher son regard de s’attarder sur la courbe de ses fesses fermes et le jeu des muscles de ses cuisses sous le tissu sombre de son pantalon.

— Entre, tu peux accrocher ta veste ici, invite Ewen en refermant la porte derrière eux.

— Hey Thibault. Tu es prêt, tu n’as pas bu d’alcool ?

Nils se lève pour lui serrer la main. Thibault confirme sa sobriété et accroche son caban, son bonnet et son écharpe au portemanteau, avant d’avancer dans la pièce, légèrement intimidé. Doit-il s’assoir tout de suite, enlever son pull ? Ewen semble s’apercevoir de sa gêne. Il s’approche de lui et presse ses doigts sur le haut de ses bras. Thibault lève les yeux pour scruter son visage et rougit un peu quand Ewen lui sourit gentiment en penchant la tête sur le côté.

— Enlève ton pull et ton t-shirt, murmure-t-il, un peu de gravier dans la voix, comme si…

Mais non, c’est simplement son imagination. Thibault soulève son pull, l’accroche au portemanteau, puis ôte son t-shirt en coton qu’il jette par-dessus le reste de ses vêtements. Il ne fait pas froid, mais ses tétons durcissent et une vague de chair de poule hérisse la peau de ses bras, qu’il frotte un peu avant de se tourner et de se diriger vers le fauteuil recouvert d’une protection de plastique noir.

— Je dois m’installer ?

— Non, pas tout de suite, s’il te plaît. Tu t’es bien rasé de frais sur la zone du tatouage ? OK, alors je vais m’occuper de préparer ta peau et poser le stencil. Tu restes debout, le plus naturellement possible, les bras le long du corps. Détends-toi, c’est plus tard que ça fera mal, tu as encore un peu de temps avant que je dégaine mes aiguilles.

L’attitude d’Ewen déride Thibault qui esquisse un sourire et secoue ses bras en espérant se calmer. Mais Ewen enfile une paire de gants noirs et commence à le toucher, et Thibault lève les yeux au ciel pour essayer de ne pas montrer à quel point le fait d’avoir ses mains sur son corps lui fait de l’effet. Il se concentre sur les câbles desquels pendent les lampes, puis sur le haut des parois du box, puis tente de penser à son prochain contrat professionnel, mais rien n’y fait, les paumes d’Ewen effleurent sa poitrine avec douceur et Thibault fond comme une glace au soleil.

— C’est bon, le stencil est posé, annonce soudain Ewen. Nils, tu vérifies que c’est OK ?

Le grand tatoueur se lève et s’approche pour vérifier le travail de son poulain. À son air, il est fier de son apprenti. Il contrôle également le plateau contenant le dermographe et les pots d’encre avant de retourner s’assoir sur son tabouret. Tout semble le satisfaire. Confiant, Thibault s’installe sur le fauteuil qui a été déplié jusqu’à être quasiment aussi plat qu’un lit. Ewen s’affaire autour de lui, place un coussin sous sa nuque et appuie sur la pédale qui permet de relever un peu le dossier.

— Tu es bien, comme ça ? demande-t-il en se penchant sur son ami qui rougit une fois de plus, sans pouvoir se cacher, cette fois.

Thibault hoche la tête sans répondre et ferme les yeux. Quelques instants plus tard, Ewen presse doucement son épaule, attirant son attention. Leurs regards se rencontrent, jade et nuages, et un sourire éclot sur la bouche du tatoueur.

— Je vais commencer, Thi. Essaie de ne pas bouger. La sensation va te surprendre, mais ton corps va produire de l’endorphine pour t’aider à supporter le passage de l’aiguille, d’accord ?

— D’accord, vas-y, j’ai sans doute connu pire, de toute façon, murmure Thibault en souriant enfin. Il se cale un peu plus confortablement sur le coussin et attend tandis qu’Ewen enlève les gants, passe ses mains au gel hydroalcoolique et en enfile une nouvelle paire. Quand il approche le dermographe de la poitrine de Thibault, le tatoueur repousse de son esprit tout ce qui n’est pas son art. La peau blanche et souple qui entoure la ligne rose de la cicatrice de Thibault devient sa toile, et il va y graver l’œuvre la plus symbolique de toute son existence.

Aucun des deux hommes ne remarque le départ de Nils au bout d’une quarantaine de minutes. Celui-ci, confiant, laisse les rênes à Ewen sans aucune crainte. Pour lui, Ewen était fait pour devenir tatoueur. Il possède un don, et il est heureux d’avoir contribué à l’émergence de son talent. Un jour, Ewen ouvrira son propre salon, il en est persuadé, et il devra refuser des clients. Nils hausse les épaules en souriant, fier de son apprenti.

Dans le box, Ewen essuie l’encre, applique de la vaseline, trace puis recommence, encore et encore, jusqu’à ce que le cœur qu’il a créé pour Thibault soit complet. Un nouveau cœur par-dessus le vrai, le symbole de sa guérison, la marque d’un survivant. Il ne peut pas le montrer tout de suite, mais l’émotion qu’il ressent à l’idée de faire partie de ce processus enflamme son âme. Il aimerait pouvoir traduire ces sentiments en mots, mais il ne sait que dessiner, alors il peaufine les derniers détails pour que tout soit parfait, avant d’essuyer la peau rougie une ultime fois et de se redresser.

Thibault ne s’est pas plaint une seule fois. Il n’a poussé qu’un gémissement de douleur, tout au début, quand l’aiguille a percé sa peau pour la première fois, puis il a serré les dents, fermé les yeux et s’est appliqué à respirer de façon régulière, sans trop bouger. Le client idéal, songe Ewen tandis qu’il vaporise du Green Soap sur la poitrine de son ami. Il essuie le liquide qui emporte les dernières traces d’encre avec une lingette propre puis enlève ses gants et se lève de son tabouret pour admirer son œuvre et celui qui la porte.

— On a fini, Thi, souffle-t-il doucement, comme s’il avait peur de réveiller le photographe.

Mais Thibault ouvre les yeux et cligne des paupières avant de fixer son regard sur le visage qui le surplombe. Il a l’air épuisé, se dit-il. Il tend la main vers Ewen qui s’en saisit sans une seconde d’hésitation. Thibault refuse d’y voir autre chose que la marque de leur très longue amitié, mais le geste l’émeut malgré tout. Il se redresse en grimaçant un peu tandis qu’Ewen se lève pour le soutenir et l’aider à se mettre debout. Un bras passé autour de ses épaules nues, il le dirige vers le miroir en pied pour qu’il puisse admirer le résultat. Mais ce que regarde Thibault, c’est le visage fier de l’homme qu’il aime et ses doigts sur sa peau blanche.

— Alors, tu en dis quoi ?

Thibault fait un effort pour se concentrer sur autre chose qu’Ewen. Il s’approche du miroir, en pensant qu’Ewen va le lâcher, mais celui-ci laisse glisser son bras et pose sa main contre sa nuque. Une chaleur nouvelle prend sa source là où sa paume rencontre sa peau. Ça lui donne envie de se tourner et de se serrer contre son ami, tout en sachant qu’il vaut mieux qu’il se retienne.

— Tu as fait un super boulot, Ewen, dit-il enfin. Même dans mon imagination, je n’arrivais pas à un résultat aussi parfait. C’est plus que ce que j’espérais, sincèrement.

Ewen sourit largement, sentant l’émotion dans la voix de Thibault. Il serre ses doigts contre la nuque gracile de son ami et s’approche tout près de lui, avant de se pencher pour poser son front contre celui de Thibault qui retient sa respiration, sous le choc.

— Je suis fier de t’avoir marqué pour la vie, murmure-t-il avant de se redresser pour aller enfiler une nouvelle paire de gants, les joues un peu roses. Viens me voir, je vais protéger le tatouage et tu pourras remettre tes fringues. Tu n’as pas eu trop mal ?